Le Nord ivoirien en alerte (3). Cette police traditionnelle du Sahel sécurise les villages contre la menace terroriste. Alliée précieuse des autorités, mais parfois violente.

 
Dans la nuit de Korhogo, la plus grande ville du nord de la Côte d’Ivoire, quelques voitures se croisent sous les lampadaires. Soudain, trois hommes, fusil calibre 12 en main, chaudement vêtus et coiffés d’un chapeau tacheté, arrêtent leur véhicule tout-terrain et baissent la vitre : « Montez ! », lance celui qui semble être le chef du groupe. « On est un peu en retard, nous faisions nos rituels quotidiens », justifie Brahima Coulibaly, qui précise aussitôt : « Des sacrifices d’animaux. »

Malgré leur équipement, ces hommes au regard sévère ne sont ni gendarmes ni policiers. Ce sont des chasseurs traditionnels plus connus sous le nom de dozos. Jadis chargés de protéger les grands royaumes sahéliens des animaux féroces et de soigner les populations à l’aide de plantes médicinales, ils forment aujourd’hui un service d’ordre parallèle dans les villes et les villages, traquant délinquants, voleurs, trafiquants et coupeurs de routes. « Les animaux dangereux ont disparu, note Bakary Ouattara, secrétaire des dozos du nord. Nous nous sommes modernisés. » Ces chasseurs traditionnels, vêtus de la tête aux pieds d’habits semblables à des peaux d’animaux, armés d’un poignard, d’une carabine et de fétiches, sont jugés intouchables.

Pouvoir mystique

Chaque soir, cette patrouille circule dans les rues de la quatrième ville ivoirienne et va à la rencontre des différentes unités qui sécurisent les principaux carrefours et les boutiques. « Avec nos tenues, de nuit, on peut facilement se cacher. Dès qu’on voit une moto, on surgit et on l’encercle. Si elle n’a pas de phare, si elle nous semble volée ou si la personne transporte un couteau sans raison, on l’interpelle », détaille Joseph Soro, chef d’un secteur à la périphérie. Ce soir-là, un homme et sa femme se promènent à moto sur les chemins cahoteux. « Le numéro a été gratté, on ne peut pas le lire, c’est sans doute une moto volée, indique Brahima Coulibaly. Nous allons la confisquer et la présenter aux autorités. »

Si la pratique s’est banalisée, ces veilleurs de nuit n’ont qu’une existence informelle et ne sont pas légalement autorisés à faire appliquer ces règles. Ils seraient plus de 200 000 aujourd’hui, soit quatre fois plus qu’il y a vingt ans, et plus nombreux que les policiers ivoiriens. Principalement positionnés au nord et à l’ouest du pays, les dozos ne cesseraient d’augmenter. Dans de nombreux lieux reculés, ils pallient l’absence des forces de l’ordre. « Nous vivons dans un pays pauvre et le gouvernement n’a pas les moyens de surveiller tout le territoire, justifie Bakary Ouattara. Nous le faisons par héritage, tradition et passion. »

Connaisseurs savants de la nature, qu’ils apprennent grâce à de longues années d’initiation dans les forêts sacrées, supposément dotés de pouvoirs magiques, comme celui de résister aux balles, les dozos sont très respectés dans les villages du nord du pays. Certains les considèrent aussi comme des alliés utiles et dissuasifs pour patrouiller une région menacée par la progression du risque terroriste depuis le Burkina Faso voisin. D’autant que cette potentielle milice semble immunisée contre toute contagion djihadiste, du fait de ses croyances animistes. A Korhogo, cette confiance se traduit en « petits cadeaux » – essence, voiture… – offerts par la mairie, officiellement encore dirigée par le premier ministre ivoirien, Amadou Gon Coulibaly.

Mathilde Karpé, rare femme dozo dans le Nord ivoirien fin octobre 2019.

Certains dozos avaient défilé à Grand-Bassam en 2016 après l’attentat qui avait visé cette station balnéaire proche d’Abidjan et fait 19 morts. « Nous voulons user de nos pouvoirs mystiques, destinés au départ à maîtriser les animaux féroces, pour dompter ces terroristes djihadistes », avait expliqué Seydou Traoré, coordinateur national de la confrérie des dozos. Les manifestants se disaient « prêts à riposter face à n’importe quelle attaque terroriste ».

S’ils sont des centaines en ville, les dozos sont des milliers à surveiller les nombreux villages alentour. Mamadou Tuo, 53 ans, a suivi les traces de son père et de son grand-père. Comme eux, il surveille depuis maintenant vingt ans le village de Fakaha, connu pour ses magnifiques danses traditionnelles. Une mission qu’il accomplit deux mois dans l’année, avant de retourner gagner un peu d’argent dans ses champs d’anacarde, l’une des grandes richesses du Nord ivoirien. « Je suis très fier de mon statut, je me sens comme un commandant vigilant, déroule-t-il dans un timide sourire qui semble contredire sa détermination. S’il faut tirer sur quelqu’un, je tire. »

Mathilde Karpé est, quant à elle, l’une des rares femmes dozos du pays. Elle dit détenir un pouvoir mystique depuis toute petite et suivre les conseils d’un génie. « J’ai des visions qui permettent d’aider mes collègues dozos, mais c’est top secret. Au quotidien, ce génie m’aide, me guide et me dit avec qui marcher ou non », raconte-t-elle.

Exactions et abus

Forts de cette aura quasi mystique, certains dozos abusent de leur pouvoir en faisant justice eux-mêmes. Profitant de la partition du pays de 2002, ils se sont attribué un rôle militaire et sécuritaire. Ils ont pris position pour Alassane Ouattara, lui aussi originaire du nord du pays, et ont commis de nombreuses exactions et abus : rackets lors de barrages routiers et exécutions. En décembre 2013, la Mission des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci) publiait un rapport indiquant que les milices dozos auraient tué 228 personnes et blessé 164 autres en quatre ans.

Il y a cinq ans, Alassane Ouattara a annoncé vouloir les recenser et les désarmer. Le président disait souhaiter qu’ils retrouvent leur rôle originel de chasseurs-guérisseurs. Mais aujourd’hui, la confrérie des dozos est plus que jamais présente. S’ils se disent sur le chemin de « la paix et de la réconciliation », une partie de la population les juge encombrants et dangereux. Des règlements de compte alimentent encore les faits divers du pays. « C’est de la légitime défense, insiste Mathilde Karpé, il m’est arrivé de tuer, mais je n’ai jamais tiré la première, c’est interdit. »

Egalement présents au Burkina Faso et au Mali, les dozos y ont cette même image contrastée, notamment pour avoir été impliqués dans des violences intercommunautaires. Dans ces deux pays du Sahel qui subissent des attaques de groupes djihadistes, plusieurs ont aussi été assassinés, comme des centaines de villageois. « Les djihadistes maltraitent nos frères maliens et burkinabés, je suis toute prête à me défendre, je me sens très forte en tenue dozo », assure Mathilde Karpé.

S/LMA/AFRICSOL

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