La biographie du dictateur zaïrois (1965-1997) par Jean-Pierre Langellier, ancien correspondant en Afrique du Monde, est publiée en poche. Un portrait haletant et sans concession.
«Mobutu » signifie « poussière » en ngbandi… La mégalomanie du « maréchal-président » qui s’est rebaptisé Mobutu «Sese Seko » (« l’éternel »), et même « le grand léopard », fait peut-être écho à l’insignifiance de son patronyme. Né en 1930, à Lisala (Congo belge), de père inconnu, Joseph-Désiré Mobutu est dans sa jeunesse un garçon courageux, travailleur et d’une grande intelligence, qui parvient à entreprendre une carrière de journaliste, malgré le quasi-apartheid de la colonisation belge, soucieuse de juguler au maximum l’ascension sociale des Congolais. Il devient l’ami d’un certain Patrice Lumumba… « Une amitié sincère au départ, explique à Afrique Magazine Jean-Pierre Langellier. Mais il y a un moment où la vanité de Mobutu et sa corruption l’ont emporté. » Lorsque Lumumba, chef du premier gouvernement du Congo indépendant, est arrêté, Mobutu, devenu le grand ami de la CIA, « aurait pu le sauver, mais il ne l’a pas fait… Il a fait preuve d’un cynisme absolu ». Ivre de puissance, le putschiste lit Le Prince du philosophe florentin de la Renaissance Nicolas Machiavel. « L’ancien journaliste devient un orfèvre de la désinformation », note Jean-Pierre Langellier. Le tyran tend des pièges à ses ennemis, puis, au terme de procès d’opérette, les fait exécuter, parfois en public, toujours avec un luxe de cruauté : « Son message aux Congolais : “J’ai le pouvoir de vie ou de mort sur chacun de vous.” Cela effraye la population, et c’est le but recherché. » Appâté par une fausse promesse d’amnistie et de réconciliation, le chef rebelle Pierre Mulele commet l’erreur de rentrer au pays : il est torturé, découpé en morceaux, et ses restes jetés dans le fleuve… Il faudra attendre les années 1980 pour que l’opposition, épouvantée, ose bouger. Bruxelles, Paris et Washington ferment les yeux : c’est la guerre froide, l’Union soviétique avance ses pions sur le continent (Angola, Mozambique…). Peu importe la brutalité et l’incompétence de Mobutu, tout ce qui compte est que le Zaïre (nom du pays entre 1971 et 1997) échappe aux communistes. L’homme à la toque en peau de léopard pratique avec assiduité la corruption à grande échelle, pillant sans vergogne les ressources du pays, potentiellement l’un des plus riches du continent. Mieux : le président kleptocrate incite chacun à faire de même. C’est le fameux article 15 (imaginaire) de la Constitution, inventé par la rue : «Débrouillez-vous. » « L’un des slogans du parti unique, le Mouvement populaire de la Révolution (MPR), était “Servir oui, se servir non”, rappelle Jean-Pierre Langellier. Or, Mobutu faisait exactement l’inverse ! La corruption était le carburant du mobutisme. » Soutenu jusqu’à la dernière minute, et même jusqu’à la nausée, par l’Élysée et la Françafrique, Mobutu tombe en mai 1997. Sur la piste de l’aéroport de Gbadolite, son avion décolle sous les tirs des insurgés : on découvrira six impacts de balles sur une aile ! En exil au Maroc, cette « poussière » qui se voulait « éternelle » succombe d’un cancer quelques mois plus tard, en septembre. Au cimetière de Rabat, le mégalomane repose dans une sépulture des plus discrètes, sous les initiales « MSS ».
Extraits
Joseph et Patrice
​​​​​​​ C’est l’époque où Mobutu et Lumumba se voient beaucoup, notamment dans les locaux de L’Avenir. Pierre Davister se souvient : « Que de fois n’ai-je pas vu Mobutu corriger les textes de certains discours ou articles de Lumumba, et il me semble l’entendre encore lui dire doucement : “Patrice, cela ne change rien au fond du problème et au fond des revendications du MNC, mais c’est moins violent et plus acceptable !” » Et il ajoute : « Patrice Lumumba venait d’ailleurs souvent consulter Mobutu et il faut croire que l’entente entre les deux hommes était absolument parfaite, car il n’était pas rare que Lumumba me déclare : “Demandez ce que vous voulez savoir à Joseph. Il connaît tous mes projets et il est bien au courant.” »
Mort sans sépulture
Lumumba reste détenu. Et très dangereux aux yeux de ses adversaires. Aucune prison ne semble assez sûre pour le garder. Plus de la moitié du pays échappe à l’ANC, qui vient d’être défaite au Kivu. Un autre événement incite les nombreux ennemis de Lumumba à en finir vite avec lui : l’imminente installation à la Maison Blanche, le 20 janvier, de John F. Kennedy. Ne dit-on pas que le jeune président élu envisage de favoriser la libération de Lumumba ? À cette date, la CIA a d’ailleurs renoncé à l’assassiner.
Une grossière mascarade
Il est urgent de transférer le prisonnier ailleurs. Au Kasaï ? Au Katanga ? Qu’importe. Ici ou là, une mort quasi certaine l’attend. À Bruxelles, on opte pour le Katanga. Le 16 janvier, le ministre d’Aspremont Lynden ordonne le transfert. Mobutu, informé, joue les Ponce Pilate et laisse faire. Il ne participe pas à la mise au point technique de l’opération, logiquement confiée à Victor Nendaka. À l’aube du 17, Lumumba, M’polo, ministre de la Jeunesse, et Joseph Okito, vice-président du Sénat, victimes d’un stratagème, sont escortés vers Moanda, puis jetés sans ménagement dans un DC-4 où prennent place deux de leurs ennemis jurés, les « commissaires » Jonas Mukamba et Ferdinand Kasadi, originaires du Kasaï. Dans l’avion, ces accompagnateurs infligent des sévices cruels aux détenus. L’équipage belge proteste puis, écoeuré, s’enferme dans le poste de pilotage. À Élisabethville, la tour de contrôle est avertie de l’arrivée des « trois colis précieux ». L’appareil atterrit en bout de piste, loin des casques bleus. Tshombe, qui a accepté le transfert à contrecoeur, et son redoutable ministre de l’Intérieur, Godefroid Munongo, sont prévenus. Les dirigeants katangais se réunissent et prennent la fatale décision. Un peloton d’exécution est désigné, qui accomplit sa sinistre tâche, le soir même, en pleine savane. Tshombe et Munongo assistent à l’exécution en présence de quatre Belges, un commissaire de police, Frans Verscheure, et trois officiers, Julien Gat, François Son et Gabriel Michels. Lumumba est le dernier à être mitraillé, à 21 h 43. Il a 35 ans et n’est resté au pouvoir qu’à peine deux mois et demi. Le rideau tombe sur le premier acte du Congo indépendant.
Les pendus de la Pentecôte
En ce jeudi 2 juin 1966, l’aube se lève sur l’une des plus sinistres journées du long règne de Mobutu. Une journée d’effroi qui va frapper les esprits et pétrifier les coeurs. Une journée lugubre où la peur s’emparera du Congo, et s’y installera pour longtemps. Avant l’aurore, une marée humaine commence à cheminer vers la grande place de Kinshasa. Le peuple a été ameuté par la propagande officielle. La journée est chômée. Comme un corps dont le sang aurait afflué en son coeur, la ville paraît tout entière rassemblée sur ce terrain en friche situé près d’un pont. Ailleurs, les rues sont désertes, les magasins fermés, la circulation est nulle. On estime la foule à quelque trois cent mille personnes. C’est le plus grand rassemblement de l’histoire du Congo. Tous les yeux sont braqués sur le centre de la place où se trouve une estrade surmontée d’une potence. Des camions bondés de soldats attendent. Une fanfare joue des marches militaires. Soudain, le bourreau apparaît, revêtu d’une étrange robe noire, les traits dissimulés sous un ample capuchon, noir lui aussi. Il gravit, le premier, l’escalier menant à la plateforme de la potence. Il domine la scène de toute sa stature. Le drame qui s’annonce s’est noué trois jours plus tôt. Au matin du 30 mai, lundi de Pentecôte, Mobutu, la voix vibrante de colère et d’émotion, adresse au peuple un message radiodiffusé : « Cette nuit, un complot dirigé contre ma personne et le nouveau régime a été ourdi par quelques politiciens irresponsables. Ils ont été arrêtés et seront traduits en justice pour haute trahison. Ce complot a été déjoué grâce à la vigilance et à la loyauté des membres de l’Armée nationale congolaise. » Il invite ses compatriotes à garder leur « calme » et leur « sang-froid » pour démontrer leur fidélité au régime et leur désapprobation à l’égard de ces traîtres « poussés par l’appât du gain ». Et il ajoute : « Faites confiance à la justice. » Qui sont ces « traîtres » ? Trois d’entre eux, Jérôme Anany, Emmanuel Bamba et Alexandre Mahamba, ont été ministres dans le gouvernement de Cyrille Adoula. Le quatrième, Évariste Kimba, était le chef du dernier gouvernement civil avant le coup d’État. Bamba est en outre le fils spirituel du prophète Simon Kimbangu, fondateur de la plus influente Église indépendante chrétienne du Congo, de type messianique, qui regroupe quatre millions de fidèles. Le kimbanguisme, persécuté à l’époque coloniale, est une puissance redoutée du pouvoir. Bamba, adepte de la non-violence, a passé plus de dix ans dans un camp de concentration avant l’indépendance. Cet homme charismatique s’est opposé avec courage au coup d’État. Qu’ont-ils à se reprocher ? Pour l’essentiel, une extrême imprudence, et rien de plus. Ils sont tombés dans un piège machiavélique tendu par le général-président dont ils ont sous-estimé la perfidie.
Ni à droite, ni à gauche, ni au centre
​​​​​​ C’est l’époque où le chef de l’État commence à bouffir d’orgueil. Il parle de plus en plus souvent de lui-même à la troisième personne, commentant avec un faux détachement les paroles et les actes du « général Mobutu ». « Le peuple congolais et moi-même, déclare-t-il, sommes une seule et même personne. » En septembre 1967 paraît, sous sa signature, un ouvrage intitulé Le Gouvernement légitime. Sa couverture s’orne d’un portrait de Mobutu aux côtés de l’effigie de… Jules César. Rentrant d’un sommet de l’OUA où il a été chaudement applaudi, Mobutu confie à un proche : «À ce moment-là, j’ai senti monter en moi l’odeur du chef. » L’ivresse du pouvoir grise cet homme encore jeune, ardent, ambitieux et pugnace. « Je rends coup pour coup », dit-il à son médecin personnel, l’Américain William Close. Sur les photos officielles, il a fière allure en grand uniforme blanc, au premier rang de ses ministres qui posent en redingote, leur chapeau melon à la main. Il est si sûr de son autorité qu’il peut partir en voyage trois semaines à l’étranger sans craindre qu’elle ne soit contestée en son absence. Il impose peu à peu une autocratie, une dictature qui se prétend « éclairée », où chaque corps social doit rejoindre de gré ou de force le giron du MPR. Les fédérations de jeunesse et d’étudiants se regroupent au sein de la Jeunesse du Mouvement populaire de la révolution (JMPR). Les syndicats perdent toute autonomie en fusionnant dans un syndicat unique, l’Union nationale des travailleurs congolais (UNTC). Le Manifeste est clair : « Le syndicat ne doit plus affronter la politique du gouvernement, mais l’appuyer. » Le droit de grève est suspendu. Les ministres eux-mêmes se plient aux désirs du Bureau politique. Le gouvernement n’est, selon la littérature officielle, qu’un « organe d’exécution » des décisions de l’« organe de conception », le Bureau politique. Dans les provinces, une autorité duale, administrative et partisane, suscite une kyrielle de conflits. Mobutu règle le problème en faisant des gouverneurs les chefs régionaux du MPR.
Crépuscule en solitaire
Il est environ 16 heures, ce vendredi 21 mars 1997, lorsque l’avion qui ramène Mobutu de Nice s’immobilise au ras du tapis rouge sur l’aéroport de Kinshasa. La porte de l’appareil s’ouvre, mais personne n’en sort. Vingt minutes s’écoulent. Interminables. Rien ne se passe. Les dignitaires incrédules rebroussent chemin vers le salon d’honneur. Finalement, Mobutu descend de la passerelle, d’une démarche hésitante, au bras de son épouse. Ses bras et ses jambes ont souffert du voyage. Il a fallu les masser. Amaigri, il a les joues creuses, les cheveux clairsemés. Trois mois plus tôt, il rentrait en triomphe au pays. Cette fois, il revient sans gloire, en catimini. Nulle foule en liesse dans les rues pour l’accueillir. Sa longue limousine noire file à vive allure. Le cortège s’attire des huées, des sifflets. Ce même vendredi, Kisangani attend son « libérateur », Kabila. La troisième ville du pays est tombée six jours plus tôt dans les mains de l’AFDL. Une marée humaine déferle sur l’aéroport, chantant, dansant, transpirant. La foule exhibe fièrement ses banderoles : « Adieu à la dictature de Mobutu ! » « Soyez le bienvenu, papa Kabila ! » Ou encore : « Le fils de Chirac est mort, maintenant nous sommes libres ! » À peine débarqué, Kabila s’engouffre dans une voiture, sous escorte militaire. Personne, ou presque, ne l’a vu. Mais tout le monde est content. Le lendemain, Mobutu apparaît quelques minutes sur la terrasse de sa résidence du camp Tshatshi. Il s’adresse, de sa voix caverneuse, à un groupe de journalistes étrangers : « Je m’appelle Mobutu. Je suis rentré pour m’occuper non pas de la fortune de Mobutu, comme vous l’écrivez de temps en temps, mais des intérêts supérieurs du Zaïre, c’est-à-dire notre unité et notre intégrité territoriales. » Il est accompagné du vice-président sud-africain Thabo Mbeki. Mobutu sait sa situation désespérée. Les rebelles poursuivent leur marche inexorable. Kabila se montre intraitable. Lors d’un meeting à Kisangani, il exclut tout cessez-le-feu en préalable à une éventuelle négociation. Laquelle, dans son esprit, ne peut porter que sur un seul objet : le départ de Mobutu, qu’il réclame avec constance. Il annonce en outre l’interdiction des partis politiques dans les régions sous son contrôle.
S/AM/AFRICSOL
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