Repoussée de deux mois en raison de la crise sanitaire, la 93ème cérémonie des Oscars se tiendra ce dimanche 25 avril en Californie (Los Angeles). Retour sur l’histoire et les enjeux d’un tel événement avec l’historienne du cinéma Natacha Laurent.

Créés en 1929 aux États-Unis, les Oscars célèbreront leur 93ème cérémonie ce 25 avril à Los Angeles. Elle se déroulera pour l’essentiel hors d’Hollywood, dans des lieux permettant une plus grande distanciation sociale (comme la gare ferroviaire d’Union Station par exemple) ; le traditionnel Dolby Theatre n’y jouera donc cette fois qu’un rôle secondaire. Huit films sortis en 2020 ont réussi à retenir l’attention de l’Académie malgré la crise sanitaire et sont en lice pour l’Oscar du meilleur long-métrage, récompense ultime. Quels sont les enjeux et l’histoire de cette cérémonie qui paraît de moins en moins pertinente avec le temps ? Entretien avec l’historienne du cinéma Natacha Laurent. Maîtresse de conférence en histoire contemporaine à l’Université Toulouse Jean Jaurès, elle a dirigé la Cinémathèque de Toulouse de 2005 à 2015.

Marianne : Pouvez-vous nous décrire le contexte dans lequel les Oscars ont été créés dans les années 1920, et quel était alors l’objectif principal ?

Natacha Laurent : Le modèle des Oscars a été inventé en 1929 par Louis B. Mayer, patron de la MGM, et se concrétise à travers la création de l’Académie en 1927. C’est d’abord une initiative privée : les États-Unis ne fonctionnent pas sur le même modèle industriel que la France, où le cinéma est plus soutenu et encadré par les pouvoirs publics. L’objectif est d’organiser la profession à un moment charnière de l’histoire du cinéma : la fin de la période du muet, et la transition vers le cinéma parlant. Une industrie ultra-puissante se constitue et la profession a besoin de promouvoir ses produits, dans une logique commerciale et capitaliste. Il s’agit donc de régir et organiser la production, la distribution et l’exploitation, et par la même occasion, de régler les conflits internes. Alors que les festivals de cinéma ont des missions artistiques et se doivent de faire émerger de nouveaux talents et de nouvelles écritures, les Oscars se constituent en outil de promotion, tout entiers centrés sur l’auto-célébration d’une industrie nationale.

Présentent-ils encore un intérêt aujourd’hui ? Pourquoi maintenir coûte que coûte ce genre de cérémonie ?

Les Oscars se sont toujours tenus : même en temps de guerre, jamais la cérémonie n’a été annulée. Il est arrivé que la cérémonie soit reportée d’un jour ou deux, lors de l’assassinat de Martin Luther King par exemple, ou de l’attentat contre le président Reagan. Aujourd’hui, le Covid a causé un report plus conséquent, mais même deux mois plus tard l’Académie tient à maintenir cette cérémonie, sans doute parce qu’y renoncer serait acter le fait qu’une certaine idée du cinéma est morte. Il n’y a qu’à voir combien l’annulation du festival de Cannes l’an dernier a été douloureuse, rappelant 1939 et le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. C’est peut-être une analyse trop psychologisante, mais il me semble que quelque chose rassure dans cette cérémonie, qui tiendrait à notre instinct de survie, notre détermination à contrer la mort. La part de glamour, de paillettes hollywoodiennes qui s’exprime lors de ces soirées nous est sans doute nécessaire, même si elle se répète chaque année sans vraiment se renouveler.

Quels sont les principaux enjeux de la cérémonie cette année ?

L’éparpillement des films sur différents canaux rend sans doute les enjeux moins lisibles pour le public, qui n’est pas abonné aux mêmes plateformes, ne voit pas les mêmes films. Alors que les Oscars avaient construit une sorte de lien, on assiste aujourd’hui une désagrégation de ce commun, et donc des enjeux qui y sont associés. Cette année présente toutefois deux enjeux à mon sens. Un enjeu politique : si les Oscars ont toujours été une tribune, cette tendance tend à augmenter ces derniers temps, et on y expose de plus en plus des films et des réalisateurs qui participent au combat du moment. Un autre enjeu tient à la consécration des plateformes : cette édition signe plus que jamais l’émiettement des façons de voir le cinéma.

Se pose alors une question : peut-on encore réellement appeler cela du cinéma ? L’industrie cherche bien sûr à affirmer que c’est le cas, c’est précisément pourquoi les Oscars doivent continuer à avoir lieu. Mais comment continuer à qualifier de cinéma un film que le public voit dans des versions et formats différents, sur des écrans différents, à différents moments ? La diversité d'endroits de visionnage est primordiale : sans salle, pas de partage collectif. Ces Oscars sont donc une forme d’illusion : on présente une cérémonie immuable comme si rien n’était modifié alors que toutes nos pratiques sont bouleversées ; aux États-Unis, des circuits d’exploitation entiers ont mis la clef sous la porte, et on continue à faire comme si de rien n’était. Si le cinéma est l’art de l’illusion par excellence, avec les Oscars des sommets sont atteints.

On note une grande diversité dans la sélection de films présentés. Que dit-elle du climat politique et social du pays en ce moment ?

Cette sélection renvoie aux relations entre cinéma et politique, qui ne sont pas nouvelles. Depuis le début, 1898, l’affaire Dreyfus et le cinéma de Méliès, le cinéma est un objet social et politique, pas uniquement esthétique et artistique, suspendu et hors sol. L’histoire des grands festivals le raconte aussi : il est souvent évoqué que Cannes permet de prendre la température du monde. Cela dit, il me semble tout de même que ces enjeux politiques ont tendance à se réduire à des thématiques qui sont souvent celles autour de la domination.

Comment la crise sanitaire a-t-elle influé sur les tendances et évolutions déjà en cours dans l’industrie cinématographique ?

Il est bien sûr impossible de tenir la pandémie comme seule responsable de la situation actuelle, alors qu’elle n’a fait qu’accélérer un processus déjà à l’oeuvre dans l’industrie audiovisuelle depuis longtemps. Prendre un peu de recul permet de constater que le cinéma a conservé sa forme initiale de spectacle collectif autour d’un grand écran jusqu’aux années 50 seulement. Cela a ensuite varié en fonction du pays mais l’arrivée de la télévision, puis celle de la vidéo, a conduit à une duplication sur des formats plus petits et à une dissémination des écrans en marche depuis les années 60, qu’est venue parachever la dématérialisation totale via les plateformes et les smartphones. L’inexorable croissance de Netflix, et les passes d’armes entre festivals et plateformes ne datent pas du Covid. Qu’on se souvienne du film “Roma”, d’Alfonso Cuarón : sa récompense aux Oscars en 2018 allait l'encontre des choix faits à Cannes. La culture cinéphile française avait alors souhaité rappeler l’importance de la salle, lieu essentiel à protéger à moins de courir vers un émiettement qui représente une menace pour le cinéma, art censé tisser des liens entre communautés.

Ce genre de cérémonies a-t-elle de réelles conséquences sur les entrées en salle et le succès des films ?

Nous assistons avec l’avènement des plateformes à une reconfiguration permanente de l’économie du cinéma, ce qui rend les choses difficiles à estimer. Aujourd’hui le public est moins bien connu, et il est difficile de calculer la rentabilité d’un film en prenant en compte toutes ces nouvelles dimensions. Mais il est clair que par le passé, ce genre de cérémonie a beaucoup aidé l’économie du cinéma. Un film n’existe pas tout seul, mais parce qu’un système le promeut via différents instruments. Festivals, prix, cérémonies : tout ceci participe d’une visibilité essentielle, marque le goût d’une époque. Alors bien sûr, les Oscars peuvent passer à côté de chefs d’œuvre puisque le goût correspond à une histoire et évolue selon la période. Mais il est évident que ces outils de distinction sont - ou du moins ont été - importants pour la construction de l’histoire et la mémoire du cinéma.

Quel rapport la France entretient-elle avec cette cérémonie américaine ? Les Césars sont-ils une tentative d’importer cette mode ?

Le modèle s’est très tôt généralisé à la planète entière. Césars en France, Donatello en Italie, Goya en Espagne, Nika en Russie, Lola en Allemagne… Il existait pourtant déjà des prix nationaux, mais sous une autre forme. Avec les Oscars, l’auto-célébration d’une industrie cinématographique avant tout nationale s’est généralisée. Les pays se sont dotés d’une Académie, adaptant à notre configuration européenne un modèle américain inventé de toutes pièces. L’exemple de la Russie est à ce titre parlant : alors qu’en Union soviétique la profession était organisée avec une union des cinéastes comme toutes les unions culturelles, après l’effondrement, elle a quand même été renommée « Académie ». Comme partout en Europe.

S/M/Africsol

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