« Cristiano Ronaldo, vous qui êtes le plus célèbre Portugais au monde… » Le 14 janvier 2015, Marcelo Rebelo de Sousa attaque l’interview du footballeur par cette assertion en guise de présentation. L’homme n’est pas un journaliste comme les autres. Chroniqueur pour la chaîne privée SIC, Rebelo de Sousa (classé au centre droit) sera élu un an plus tard président de la République. Pourtant ce jour-là, c’est bien lui qui se rend en audience dans la villa madrilène de Ronaldo où il l’interroge avec déférence sur sa réussite et sa vision de son pays en tant que « Portugais du monde ».

Trois et demi plus tard, le Portugais le plus illustre traverse une passe difficile. Kathryn Mayorga, une Américaine de 34 ans, accuse l’actuel attaquant de la Juventus Turin de l’avoir violée en juin 2009 à Las Vegas et en témoigne à visage découvert pour l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. Le dossier a été rouvert par la justice américaine, et Ronaldo encourt jusqu’à dix ans de prison dans l’Etat du Nevada si sa culpabilité est avérée.
 

Le 5 octobre, Marcelo Rebelo de Sousa a apporté ce qui ressemble à un soutien. « Je ne change pas d’idée concernant le rôle sportif et national pour notre pays de quelqu’un aujourd’hui concerné par une affaire judiciaire », a estimé le dirigeant en marge du 118e anniversaire de la proclamation de la République portugaise.

Le lendemain, le premier ministre, Antonio Costa, volait aussi au secours de la star poursuivie : « Cristiano Ronaldo a montré qu’il était un sportif et un footballeur extraordinaire qui fait la fierté du Portugal. Il ne suffit pas que quelqu’un soit accusé d’une chose pour qu’il soit considéré comme coupable. »

Les deux hommes s’appuient, bien sûr, sur la présomption d’innocence pour justifier leurs propos, mais ils en appellent aussi à la figure patriotique incarnée par Ronaldo dans un pays où le football occupe une place dévorante.

Alors, interdiction ne serait-ce que de s’interroger sur l’affaire qui implique l’icône et le capitaine vainqueur de l’Euro 2016 avec la Seleçao ? « Nous sommes jaloux de ceux qui ont du succès au Portugal, c’est insupportable »,s’emportait ainsi José Peseiro, entraîneur du Sporting Portugal (club formateur de Ronaldo), le 6 octobre.

Patriotisme contre le mouvement #MeToo

« Ce n’est pas une surprise, le monde du football est terriblement machiste », déplore Joao Miguel Tavares. Chroniqueur influent pour la chaîne TVI et le quotidien Publico, le journaliste a été un des premiers à faire entendre une voix discordante. Il plante le décor :

« Nous assistons à un choc entre le patriotisme lié au football à travers la figure de Ronaldo et d’un autre côté ce combat pour dénoncer les agressions sexuelles, qui est encore timide au Portugal. Le mouvement #metoo y est surtout connu et discuté par une certaine élite intellectuelle. »

Miguel Tavares raconte que dans les émissions de débats sur le ballon rond qui font le bonheur des télévisions en seconde partie de soirée, la plaignante est le plus souvent décrite comme une opportuniste, quand ce n’est pas – à tort – une prostituée.

Le 4 octobre, Paulo Dentinho s’est pourtant insurgé au milieu de la nuit. Le directeur de l’information de RTP (télévision publique) a écrit dans Publico : « Il y a les femmes violées de première catégorie, celle de deuxième ou de troisième. Tout dépend de leur statut à “elles” mais surtout à “eux”… Si son violeur porte une auréole de héros national, elle est forcément une pute ou, dans les meilleurs des cas pour elle, une provocatrice sans scrupule. »

Le message provoque une avalanche de commentaires et Dentinho quittera ses fonctions le 11 octobre. Il n’est toutefois pas le seul à critiquer la façon dont le pays appréhende cette affaire.

« Si la théorie de la dénégation explique les réactions d’une foi absolue en Cristiano Ronaldo et les insultes proférées à la femme qui l’accuse, peut-être qu’une séance de thérapie devrait être prescrite à 10 millions de Portugais », avance l’éditorialiste Ana Sa Lopes dans un article de Publico au titreévocateur : « Saint Ronaldo et les prostituées ».

L’affaire Mayorga renvoie le pays au rôle d’emblème national tenu par l’enfant de Madère. Ce rôle qui lui a été confié et que l’intéressé a accepté de bon cœur. Après l’Euro remporté en 2016, le philosophe Manuel Sergio (mentor d’un certain José Mourinho, l’actuel entraîneur de Manchester United, et auteur de plusieurs ouvrages sur le football), théorisait à propos de la figure de « CR7 » :

« Nous sommes un petit pays périphérique de l’Europe, pauvre, dont la splendeur remonte à cinq siècles mais qui vit toujours un peu avec ce fantasme d’une grandeur passée. Atravers le foot et la figure de Cristiano Ronaldo, nous pouvons l’instant d’un tournoi rivaliser avec des pays comme la France, l’Angleterre, l’Allemagne avec lesquels nous ne sommes pas en compétition dans les autres domaines. »

« On a dépassé le stade épidermique du début »

Dans ce contexte, la tenue d’un débat calme et rationnel ne va pas de soi. Comme en témoignent les propos tenus par Miguel Albuquerque, président du gouvernement régional de Madère, le 6 octobre dans les colonnes de Jornal da Madera. « Les gens savent que tout ceci est l’opportunité pour une gonzesse de lui [Ronaldo] soutirer de l’argent », avance celui qui a décidé en 2017 de donnerle nom de Cristiano Ronaldo au principal aéroport de l’île.

 

Députée socialiste, Isabel Moreira, est l’une des rares figures politiques à demander de la considération pour la plaignante. « Le niveau de misogynie qu’on peut observer est impressionnant, déplore l’élue, connue pour son engagement féministe. La présomption d’innocence doit être respectée, mais nous sommes face à un travail journalistique sérieux. Parce que Kathryn Mayorga a été modèle, sa moralité est douteuse ; parce qu’elle l’a suivi dans sa suite, elle aurait perdu le droit de lui dire non. »

Depuis dimanche, la tempête Leslie – responsable d’importants dégâts dans le centre du pays – a mis quelque peu les débats autour de l’affaire de Las Vegas sur pause. Avant cela, Joao Miguel Tavares observait un début de changement dans l’opinion publique. « On commence à entendre des gens dire : “Du calme, cette histoire est bien plus compliquée pour Cristiano qu’on veut le présenter.” On a dépassé le stade épidermique du début où on ne voulait pas entendre parler de cette affaire. »

De là à imaginer une éventuelle prise de distance avec l’idole, il existe encore une marge, estime le journaliste. « Comme la justice est très lente ici, les Portugais doivent espérer que ça soit aussi le cas dans cette affaire et qu’elle sera jugée au pire quand Cristiano aura 45 ans et aura rangé ses crampons depuis un momentDans le fond, personne n’arrive à se projeter l’image d’un Cristiano avec la tenue orange des prisonniers aux Etats-Unis. »

 

S/LE MONDE.A/AFRICSOL

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