« Racaille » aux textes si violents qu'ils en sont indéfendables ou artiste « antiraciste » amoureux de la France ? Le choix de confier l'hymne des Bleus pour l'Euro 2021 à Youssoupha a suscité la polémique jusque dans la classe politique. On aurait cependant tort de résumer le clivage à ces deux positions. Et comme on aime débattre à « Marianne », on a pesé le pour et le contre.

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« Écris mon nom en bleu ! » tel est le titre de l'hymne des Bleus, scandé par le rappeur Youssoupha, pour accompagner l'équipe tricolore à l'Euro. Son nom, certains voudraient l'effacer justement, à cause de certains textes, plus que virulents, signés par l'auteur quelques années plus tôt. Un exemple ? « J'mets un billet sur la tête de celui qui fera taire ce con d'Éric Zemmour ! », des mots issus du morceau « A force de le dire » (2009).

Pour Jordan Bardella (candidat RN aux régionales en Île-de-France), « on a cédé à une partie racaille de la France en choisissant ce type de propos » . Marine Le Pen, elle-même insultée dans un autre opus du rappeur, a exhorté la Fédération française de football : « Il est encore temps de renoncer au choix du rappeur Youssoupha, dont les propos insultants et outranciers choquent bon nombre de Français. » L'artiste a cependant reçu le soutien d'autres personnalités, comme la ministre de la Culture Roselyne Bachelot ou Michel Platini, s'exprimant sur l'hymne lui-même : « C’est une ode à l’équipe de France, je ne vois pas où est le problème ».

Et à Marianne… on n'est pas tous d'accord sur le cas Youssoupha. Deux journalistes de la rédaction, d'un côté, Étienne Campion, de l'autre Nicolas Dutent, rédacteur en chef des pages culturelles, expriment leur point de vue… opposé.

Contre le choix de Youssoupha : derrière le rappeur, une idéologie

À chaque polémique sur une « punch line » de rappeur qui défraye la chronique, on est vite rangé dans le camp des « littéralistes » casseurs d'ambiance si on a le malheur de juger un parolier sur… ses paroles. Moi, méchant réac qui s'en prend à Youssoupha ? Pas vraiment, je l'ai écouté, jusqu'à aller le voir en concert. Ce qui n'empêche pas de prendre du recul sur l'artiste, et la polémique actuelle.

Une rime de 2007 : « J'mélange mes fantasmes et mes peines. Comme dans ce rêve où ma semence de nègre fout en cloque cette chienne de Marine Le Pen ». On aurait d'ailleurs pu mentionner, dans le même album, le pas du tout caricatural : « Je fais plus confiance à la France… et je m'en tape de tous ses rappels à l'ordre. Bientôt je me taille dépenser l'argent de ses allocs ».

Défense de la ministre des Sports Roxana Maracineanu : « Youssoupha est un chanteur militant qui dénonce le racisme et qui est pour la diversité. Le sport partage ces valeurs-là. »

Plus profond, tu meurs. Et quand on creuse bien, on trouve du pétrole : « C'est aussi pour dénoncer les propos de Marine Le Pen en termes de racisme, de haine, qu'elle répand dans la société. »

GÉOMÉTRIE VARIABLE

Si on résume : l'apologie du viol, l'insulte immonde, on peut, si c'est contre Marine Le Pen. Pas très valeurs du sport et fair-play, tout cela. Une banale distinction œuvre/auteur ? Normalement on cherche dans ce cas-là à savoir si on peut apprécier une œuvre en oubliant les méfaits de son auteur. Comme avec Polanski par exemple. Quand a lieu une polémique avec une « punch line » de rappeurs, on découvre que c'est l'œuvre qui peut ne pas appartenir à son auteur. Acrobatique.

Ce n'est pas la première fois qu'on a affaire à cette pratique, avec laquelle certains légitimaient par exemple les propos polémiques de Médine, et avec laquelle on peut tout faire passer. L'idée est que le rappeur peut avoir écrit n'importe quoi, puisqu'il était comme possédé dans une sorte de deuxième personnalité cathartique trash qui servait à le libérer d'une oppression que la société lui a fait subir en amont. Il est donc plus ou moins irresponsable. En revanche, pour tout ce qu'il a écrit de bien, là, le rappeur est hyper responsable : c'est même pour ses « valeurs » de « diversité » que la ministre des Sports explique que Youssoupha a été sélectionné. Difficile d'aller plus loin dans l'approche à géométrie variable.

UN HYMNE MÉDIOCRE

Un postulat qui, lorsqu'on y réfléchit, se révèle condescendant, infantilisant, et dégradant pour les rappeurs : comme des enfants irresponsables, ceux-là seraient trop limités pour avoir pensé ce qu'ils ont écrit et être maîtres de leurs propos. Anti-universaliste au possible : ils ne doivent pas être jugés sur les mêmes critères que les autres.

C'est bête car, d'abord, Youssoupha est loin d'être idiot, la qualité de certains de ses textes le prouve. De même qu' « Éternel recommencement » dont est issu le doux propos sur Le Pen, c'est tout Youssoupha : musicalement son meilleur morceau, et de loin, son seul « classique », comme on dit dans le milieu du rap.

Le problème, quand on vante un artiste pour des raisons idéologiques (au-delà du fait que l'hymne de Youssoupha est musicalement médiocre et ne correspond pas du tout à un morceau entêtant qu'on chantera à tue-tête) c'est qu'on projette du haut de sa bonne conscience l'image réductrice et fantasmée qu'on a envie de voir : celle du bon rappeur qu'on promeut pour vendre l'idéologie diversitaire comme un paquet de lessive à la mi-temps des matchs. Dans « L'Enfer c'est les autres », Youssoupha explique : « J'en veux aux blancs, cyniques et condescendants/Qui pensent que le monde ne se voit qu'à travers les yeux de l'Occident. » Propos caricatural totalement contraire à la réalité : les blancs cyniques et condescendants sont bien plus proches de Youssoupha qu'il ne le pense.

L'hymne des Bleus par Youssoupha : « Écris mon nom en Bleu »

Pour le choix de Youssoupha : la liberté de l'hyperbole

« Aussi ne puis-je m'empêcher de craindre chaque fois que j'ouvre la bouche, d'être engagé dans une opération infinie. » C’est comme si Brice Parain, philosophe obsédé du langage, murmurait depuis sa tombe aux oreilles du rappeur Youssoupha, qui sifflent, bourdonnent, grésillent au rythme des suées médiatiques qui accompagnent l’annonce de sa désignation pour interpréter et composer l’hymne officiel de l’équipe de France de football. Certains s’offusquent que ce talentueux boxeur avec les mots ait pu dire par le passé – passé dans lequel ils aimeraient bien le figer, comme si ce passé fixait une fois pour toutes nos pensées et notre devenir – « Viens on siffle encore et encore la Marseillaise » (parole extraite du titre « Viens ») et prétendre chanter et représenter a fortiori la France.

Au risque d’un questionnement rhétorique, commençons par nous demander si, grossissant à peine le trait, un ennemi de la France plaiderait que l’on crie son nom en bleu ? Se souvient-on qu’en 1980, l’adaptation de La Marseillaise par Serge Gainsbourg et la possibilité que ce titre soit chanté au cours d’un concert à Strasbourg, lui valut dans Le Monde cette menace du colonel Jacques Romain-Desfossé, faute d’annulation de ladite représentation, prévenait-il alors, « nous nous verrions dans l’obligation d’intervenir physiquement et moralement, et ce avec toutes les forces dont nous disposons » ?

SENTIMENTS MÉLANGÉS

Les pourfendeurs de Youssoupha ont-ils assez d’honnêteté intellectuelle pour repérer que la phrase incriminée, dans la même chanson, est relancée par une autre, non moins assassine : « Viens on arrête de croire qu’avoir une grosse barbe ça te garantit d’aller au paradis » ? Faut-il apprendre à ces détracteurs cultivés qu’on peut, s’agissant d’une chose, d’un être, d’une idée, nourrir à son endroit des sentiments mélangés ? « Plus grand aura été notre amour, plus grande en sera la haine » remarquait sagement Spinoza. À l’égard de l’école, de la rue, de la nation peut-être, Youssoupha est partagé, comme l’Humanité tout entière est régulièrement divisée, il navigue entre la dette et le dégoût, hésite entre la célébration et la condamnation. Il doute, au point d’allumer une bougie « pour éclairer nos remords ».

Certes, rien ne nous oblige à la parole, et si nous choisissons de dire, nous le faisons en portant le monde et nos mots sur nos épaules. En ce sens, ce que Sartre dit de l’écrivain dans Situations II (1948) est valable pour tout utilisateur de cet or, les mots, chanteurs compris : « L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. [...] Il sait que les mots, comme dit Brice Parain, sont des "pistolets chargés". S’il parle, il tire. Il peut se taire, mais puisqu’il a choisi de tirer, il faut que ce soit comme un homme, en visant des cibles et non comme un enfant, au hasard, en fermant les yeux et pour le seul plaisir d’entendre les détonations. »

LES PRÉCÉDENTS D'ARAGON ET D'ORELSAN

Rappelons calmement que le devoir de responsabilité qui entoure l’usage des mots voisine avec un autre droit, celui d’évoluer, de muer, de se contredire, d’exagérer, de se transfigurer, d’hyperboliser même. Le reflet de soi dans une phrase n’est pas nécessairement le reflet exact de soi ! Continuons simplement en disant que la provocation est une musique qui n’a jamais cessé d’être jouée dans l’art. Aurait-on idée de pénaliser rétrospectivement les propos d’Aragon « Feu sur Léon Blum, feu les ours savants de la social-démocratie » ou d’incriminer Eminem pour ses travestissements identitaires dans ses raps ? Depuis les procès et polémiques entourant Les Fleurs du malMadame Bovary… jusqu’au rappeur Orelsan plaidant le droit à « l’humour et l’hyperbole d’hyper mauvais goût »… la liberté visée est l’imagination.

Aux questions : « Doit-on conditionner cette liberté ? Peut-on seulement menotter la fiction ? » Gisèle Sapiro, auteure de Peut-on dissocier l’œuvre de l’artiste (Seuil), répondait récemment dans Marianne : « Une œuvre qui traitait de l’adultère au XIXe siècle, à l’instar de Madame Bovary, était accusée d’en faire l’apologie. Or, aux yeux des écrivains réalistes, taire un phénomène existant parce qu’il est prohibé relevait de l’hypocrisie bourgeoise. Cet argument a conduit à distinguer entre apologie et représentation. La littérature, comme le cinéma ou les arts plastiques, peuvent représenter des faits immoraux comme la violence et le viol, voire problématiser la morale, sans que cela relève de l’apologie. C’est à ce titre par exemple que le rappeur Orelsan a été relaxé de l’accusation d’incitation à la violence contre les femmes. On reconnaît désormais l’autonomie de l’univers fictionnel, même si les auteurs en jouent parfois pour faire passer des messages à travers les personnages de fiction. »

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Youssoupha, de son propre aveu, écrit « des textes en relief, juste avec des rimes plates ». N’en déplaisent aux sourds, aux aveugles, aux faiseurs de polémiques, il suffit de tendre l’oreille pour entendre que c’est la richesse d’un pays qu’il chante dans cet hymne : « C’est jour de chance, mélange meilleur d’un goût d’ailleurs et d’un goût de France. »

S/Marianne/Africsol

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