Au Stade de France lors de la finale de la Ligue des Champions ou lors de la dispersion d'une centaine de voyageurs Gare de l'Est, samedi 5 juin, les policiers n'avaient-ils d'autres choix que de faire usage de gaz lacrymogène sur la foule ? Denis Jacob, secrétaire général du syndicat Alternative police, et Sebastian Roché, politologue spécialisé en criminologie, exposent leur avis sur la question dans les colonnes de Marianne.

Les policiers français font-ils un usage excessif du gaz lacrymogène ? Entre les incidents au Stade de France samedi 28 mai – où des supporters de Liverpool ont été asphyxiés sous les jets – et la dispersion musclée des voyageurs de la Gare de l'Est une semaine plus tard, le 4 juin, toujours à coups de lacrymo, le choix des forces de l'ordre n'en finit plus d'interroger.

Denis Jacob, secrétaire général du syndicat Alternative police, et Sebastian Roché, politologue spécialisé en criminologie et auteur de La Nation inachevée. La jeunesse face à l'école et la police (Grasset, 2022), donnent chacun leur point de vue. Entretien croisé.

Marianne : Samedi 4 juin à Gare de l’Est, les forces de l'ordre ont utilisé le gaz lacrymogène sur des voyageurs qui tentaient d'entrer dans des bus de remplacement mis à disposition par la SNCF. La semaine précédente, une scène semblable est survenue au Stade de France lors de la finale de Ligue des champions Real-Liverpool. Dans ces deux cas, la police n’avait-elle vraiment pas d’autre choix que de sortir les lacrymogènes ?

Denis Jacob : Dans ce genre d’attroupement, il risque toujours d’y avoir des personnes blessées. Le seul moyen à notre disposition dans ces cas-là, c’est l'utilisation du gaz lacrymogène pour disperser les gens. C’est vrai que ce n’est jamais agréable de se faire gazer. Cela vous prend aux yeux, à la gorge, au nez. Mais nous n’avons pas d’autres moyens « non violents » pour mettre un terme à ce genre d’attroupement général.

Au Stade de France, c’était un joyeux bordel. Il faut accepter de dire qu’on n’a pas géré la situation. Je n’accepte pas en revanche qu’on rejette toute la faute sur les policiers. Si nos responsables avaient organisé les choses en amont avec tous les acteurs, on n’aurait pas eu ce genre de problème. Sur les treize entrées, seules deux étaient ouvertes, donc tout le monde s’est rendu au même endroit. Soit des dizaines de milliers de personnes. De quoi faire la part belle aux pickpockets et petits délinquants, qui devaient être entre 300 et 400. Il y a eu des vols, des blessés, des violences sexuelles. Cette situation, nous ne l’avions jamais connue. Nous n’avions jamais vu autant de délinquants rassemblés sur un événement festif.

 

Sebastian Roché : Au lieu de gazer, on aurait pu équiper les policiers d’un porte-voix pour qu’ils communiquent avec la foule. La communication est un élément essentiel des pistes explorées pour réformer notre police. Mais il y a un second aspect, celui ne pas percevoir la foule comme une identité monolithique. Vous avez différents ensembles dans la foule et on ne peut pas tous les traiter de la même manière.

C’est une des promesses du Beauvau de la sécurité. Former veut dire faire apprendre aux agents de nouvelles méthodes : privilégier un retour sur expérience, apprendre de ses erreurs, monter des équipes de communication. Les Allemands ont, eux, des haut-parleurs, des diaphones, et des dizaines d’agents se trouvent dans les manifestations afin de servir d’interlocuteurs aux participants.

Mais, si cette formation n’est pas un objectif prioritaire, elle sera toujours sujette à des retards et à des financements insuffisants. Car former veut aussi dire que des policiers devront quitter temporairement le terrain pour être envoyés en formation. Or, les chefs ne peuvent pas inventer plus de policiers sur le terrain et plus de policiers en formation en même temps. Ils doivent donc choisir leurs priorités.

Y a-t-il une augmentation de l’usage du gaz lacrymogène en France ? On a l’impression que des policiers ont, parfois, pu l’utiliser sans raisons valables lors certaines manifestations, comme celle contre la loi Travail ou contre des militants d’Extinction Rebellion en 2019.

Denis Jacob : Ce risque a déjà été constaté, notamment lors de la manifestation d’Extinction Rebellion. Effectivement, il y a eu des usages disproportionnés dans ce cadre. Mais même si les gens sont pacifiques, comme c’était le cas alors puisqu’il s'agissait d'un « sit-in » [manifestation consistant à rester assis sur la voie publique, N.D.L.R.], dès lors qu’il y a un trouble à l'ordre public, notre rôle est d’intervenir. Dans cette situation, soit on donnait une charge, soit des coups de gaz lacrymogène.

Mais quoi utiliser demain si on nous l’interdit ? Le gaz lacrymogène est le moyen de maintien de l’ordre le moins dangereux et le moins violent. Si on nous trouve une autre solution, les policiers l’utiliseront bien évidemment. Le fait est que, si on n’intervient pas, on risque d’avoir le pire. C’est ce qui s’est passé au Stade de France.

Sebastian Roché : On peut regarder l’usage des gaz spécifiquement mais je suis tenté d’aller un peu plus loin. La partie la plus problématique concerne le nombre de décès au cours d'opérations de police. Si on prend les cinq dernières années, au moins 25 personnes décèdent par an, sauf en 2017 et en excluant le terrorisme. C’est quelque chose qui ne s’est pas reproduit depuis 1977.

On peut imputer cette augmentation à la réglementation, qui a évolué en février 2017, et permet dorénavant aux policiers de faire usage de leurs armes, soit pour protéger un terrain, soit sur des personnes qui n’obtempèrent pas. On pourrait aussi mettre en cause l’introduction des nouveaux moyens d’intervention, comme les armes longues après les attentats, qui sont des armes de guerres faites pour faire face à des actions terroristes.

N'y a-t-il pas, aussi, une augmentation de l’incivilité et de la violence chez nos concitoyens ?

Denis Jacob : Nous vivons dans une société où on s’oppose à tout. Dès lors qu’on dit aux gens « non, vous ne pouvez pas faire ça », cela tourne au pugilat. Je ne sais pas si c’est dû au confinement mais, en tout cas, les gens sont beaucoup plus agressifs qu’auparavant. Ils contestent jusqu’à la loi. Autant on est familiers de cela chez les délinquants habituels, mais pas venant du citoyen lambda.

Le discours public a aussi son rôle à jouer. Quand vous voyez un Jean-Luc Mélenchon tenir les propos qu’il a tenus ces derniers jours [après la mort d’une femme lors d’un contrôle d’identité, N.D.L.R.], comme quoi la police tue, et que le président se tait, les gens lambda se disent qu’il a raison. Cela leur donne l'impression d'être légitime à contester l’autorité publique par la violence.

Après, on ne peut pas occulter que certains policiers peuvent avoir des comportements problématiques et pas adaptés à la situation. Mais quand on est pris dans des mouvements de foule avec des centaines de personnes, nous sommes humains. On ne peut pas occulter la peur et la crainte pour sa propre intégrité physique, entraînant un comportement pas forcément adapté.

Sebastian Roché : On ne peut pas dire qu'il y a une augmentation de l'incivilité. Nous sommes dans une société en déclin sur le plan de la violence. Il n’y a qu’à prendre l’exemple de celles faites aux femmes. La société rejette cette violence mais aussi celle des policiers et des prêtres. On n’accepte plus l’usage de la force injuste et disproportionné.

Il y a une diminution des homicides en France et en Europe, lié au fait que les gens acceptent moins ces comportements. Mais ce sont des processus très, très longs, qui durent des dizaines voire des centaines d’années. Reprenons l’exemple des violences contre les femmes : les premières féministes sont apparues dans les années 1970 et on commence seulement à s’intéresser au traitement judiciaire. Donc, l’usage de la violence mortelle par la police est une anomalie : elle va à contresens de l’évolution de la société.

D'autant qu'on peut observer que, lorsque les adolescents sont contrôlés à répétition, la police devient à leurs yeux injuste et brutale. Cela a pour conséquent qu’ils ne croient plus en la valeur démocratique du pays et ne se déplacent plus pour aller voter. Les rapports avec la police ont donc des conséquences très corrosives sur leurs rapports à la République.

S/MARIANNE/Africsol

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