Ce samedi 13 novembre, les manifestations à l'appel des défenseurs de la démocratie dans tout le Soudan ont été réprimées dans le sang par l'armée. Plus que jamais, le processus démocratique se retrouve en danger au pays des deux Nils.

Le docteur Jawad, de l’hôpital privé Royal Care à Khartoum, au Soudan, est formel. Des blessures comme celles-là, il n’en avait jamais vues : une balle qui explose dans le corps, disséminant des éclats dans les chairs. Ce samedi 13 novembre, les urgences de la clinique ont admis quatre patients présentant ce type de lésions. « Et puis nous avons reçu des corps qui présentent toutes les caractéristiques d’exécutions sommaires, avec des balles dans la tête tirées de très près, reprend le docteur Jawad, auprès de Marianne. Il y a aussi des balles dans le cou, dans le ventre, dans le cœur. Ils tirent pour tuer. »« Ils », ce sont, selon nos observations et des témoignages concordants, les hommes des Forces de réserve spéciale, une unité de la police avec des uniformes de camouflage beige, réputée particulièrement brutale.

La junte au pouvoir depuis le coup d’État du 25 octobre dernier semble bien jouer l’escalade contre ceux qui réclament la libération du Premier ministre civil déposé, Abdallah Hamdok, aujourd’hui en résidence très étroitement surveillée, et le retour du gouvernement civil. « Notre problème, c’est que nous avons tous travaillé à découvert pendant ces deux dernières années raconte Haitham, un membre des comités de résistance. Et que les militaires ont bien étudié les tactiques mises en place pendant la révolution. Du coup, c’est bien plus difficile cette fois-ci. »

UN AIR DE DÉJÀ-VU

Ces jours-ci, le Soudan, et Khartoum en particulier, ont des airs de déjà-vu. Il se rejoue ici la révolution de 2018-2019, avec des acteurs à peine différents. Cette fois-ci, le vieux dictateur Omar el-Béchir, renversé en avril 2019, a été remplacé par quelques généraux. Acté en août 2019, le partage du pouvoir entre civils et militaires n'était pourtant pas défavorable à ces derniers. Ils conservaient les deux ministères régaliens de l’Intérieur et de la Défense et avaient autant de sièges que les civils dans le Conseil de souveraineté, présidence collégiale chargée de mener le pays pendant la transition jusqu’à des élections en 2024. Un général, Abdel Fattah al-Burhan, était même à sa tête. Un civil devait lui succéder le 17 novembre prochain, c'est-à-dire dans quelques jours.

Le 25 octobre, il décide de changer les règles du jeu, avec l'aide de quelques autres généraux, dont le redouté Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti, chef des paramilitaires de la Force de soutien rapide (RSF), les anciens janjawid, responsables de massacres à grande échelle au Darfour. Dans une drôle d’alliance, ils font affaire avec deux groupes armés du Darfour signataires de la paix avec Khartoum en octobre 2020. Ces derniers bénéficiaient depuis de postes enviés : gouverneur du Darfour pour l’un, ministre de l’Économie pour l’autre. Les voilà alliés avec ceux qu’ils ont combattus pendant des décennies, sur le dos des civils.

Les dirigeants politiques et des figures de la société civile sont arrêtés. Toutes les institutions de la transition démocratiques démantelées, dont les plus gênantes pour les généraux : la commission sur les crimes commis pendant la révolution, celle pour le démantèlement de l’ancien régime et celle contre la corruption.

« MARCHES DU MILLION »

Les comités de résistance, organisations de quartier présentes sur tout le territoire, reprennent du service. Elles remettent en place les tactiques qui ont fait le succès de la révolution : désobéissance civile qui paralyse les administrations, barricades dans les quartiers pour empêcher la circulation des forces armées, et manifestations monstres dites « marches du million ».

La « marche du million » consiste en la jonction de dizaines de petites manifestations parties de tous les quartiers de Khartoum et de ses deux villes jumelles situées de l’autre côté du Nil, Omdourman et Bahri. La première, le 30 octobre, a représenté une impressionnante démonstration de force des tenants de la démocratie. La deuxième, ce samedi 13 novembre, a été tuée dans l’œuf.

Samedi, les cortèges n’ont pas pu converger vers la grande avenue d’Afrique qui borde l’aéroport. Les ponts ont été bloqués dans la nuit par des blindés. Les grands axes ont été fermés par des barbelés coupants et des pick-up surmontés de mitrailleuses légères. Des canons légers tournés vers les grandes avenues ont été disposés dans l’enceinte de l’aéroport.

« NOUS VOULONS LA LIBERTÉ »

Tous les rassemblements ont été dispersés à coups de grenades lacrymogènes et surtout à balles réelles. À chaque fois, les enfants, femmes, jeunes, hommes de tous âges, se sont éparpillés, pour se retrouver plus loin. « Non au régime militaire, tout retour en arrière est impossible ! » scandaient-ils, déterminés.

« Nous voulons la liberté, nous ne parlons pas de pain, s’exclame Rokaya, 61 ans, mère de trois filles, fonctionnaire dans l’aviation civile. Ils se moquent de nous : juste après le coup d’État, comme par miracle, les pénuries de sucre, de pain, d’essence ont cessé et les prix ont baissé ! Ils veulent faire croire qu’ils agissent pour notre bien, mais c’est en fait la preuve qu’ils spéculaient sur notre dos ! » A ses côtés, Sawsan ajoute, furieuse : « Al-Burhan ose nommer un nouveau Conseil de souveraineté ! Il exclut nos représentants et met ses hommes à lui partout ! »

Une autre image de la révolution revient aussi hanter les quartiers de villes et des villages : celle des enterrements. Ce 16 novembre, Rimaz Hatem al-Atta, 15 ans, a été inhumée. Elle avait reçu une balle dans la tête samedi dernier alors qu’elle se tenait sur le pas de sa porte. Une nouvelle « marche du million » est prévue le 17 novembre.

S/M/Africsolprod

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