En marge des manifestations en soutien à l'opposant politique Ousmane Sonko, de nombreux Sénégalais sont descendus dans la rue ce lundi 8 mars pour dénoncer une gouvernance de plus en plus autoritaire, déconnectée des attentes et besoins de son peuple. Témoignages.

D'ordinaire commerçant au marché artisanal de Soumbédioune, situé sur le littoral dakarois, Tom* a tiré le rideau pour aller manifester ce lundi 8 mars en plein cœur de la capitale. "Drapeau sénégalais brandit et poing levé", se décrit-il. "C'était vraiment important". Place de l'Obélisque, lieu phare des rassemblements à Dakar, il a rejoint des milliers d'autres jeunes. Une semaine qu'il est mobilisé pour : "sauvegarder la démocratie du Sénégal". Dans le même temps, du nord au sud du pays, de Saint-Louis à Zinguichor, les manifestations ont aussi rythmé ce début de semaine. Alors que des blindés de l'armée ont été déployés dans toute la ville de Dakar après les heurts de la semaine dernière et que la fermeture des écoles a été ordonnée par précaution, Tom est inquiet pour l'avenir. Désabusé face à un pouvoir qu'il juge "de plus en plus autoritaire".

Jusqu'ici, le bilan officiel fait état de cinq morts (mais douze noms circulent sur les réseaux sociaux) et plusieurs centaines de blessés. L'arrestation le 3 mars du principal leader d'opposition, Ousmane Sonko, a été le déclencheur de manifestations d'une violence inédite pour le Sénégal. "C'est la goutte d'eau qui a fait déborder le vase", analyse Alioune Badara Diop, juriste à Dakar. "Cette arrestation cristallise tous les problèmes à la fois économiques et sociaux, notamment dus au Covid, que le pays a pu rencontrer ces dernières semaines". Une crise sans précédent au pays de la Teranga.

L’IMPRESSION D’UNE JUSTICE À DEUX VITESSES

Tout commence le 8 février, lorsque le député Ousmane Sonko, figure de proue de l'opposition, est accusé de "viols" et "menaces de mort" par une masseuse d'un salon de beauté où il aurait ses habitudes. Des accusations que l'opposant, arrivé troisième à l’élection présidentielle de 2019, réfute et qualifie de complot. Ce jour-là, protégé par son immunité parlementaire, le député refuse de se rendre à une convocation de la gendarmerie. Des militants de son parti, le Pastef, font barrage devant chez lui pour éviter que les forces de l'ordre ne l'embarquent. Des dizaines en ressortent grièvement blessés, tandis que d'autres sont arrêtés et écroués. "C'est là que tout a dégénéré", se souvient Vito, touché à la tête par une balle de flash Ball. Toujours en convalescence, le jeune homme de 30 ans, qui ne bouge plus sa main gauche depuis, a dû fuir l'hôpital où il était soigné pour dit-il "échapper" à ceux qui le recherchent. "On m'a signalé à deux reprises que des personnes étaient venues me demander devant chez moi et puis j'ai reçu beaucoup d'appels anonymes menaçants", précise-t-il, alors que deux de ses collègues, également militants du Pastef, auraient été arrêtés au cours des derniers jours. "Comment est-ce possible dans une démocratie ?", se demande-t-il. "J'ai quand même le droit de militer pour qui je veux".

Quelques jours plus tard, le député Ousmane Sonko voit son immunité parlementaire retirée. Le 3 mars, il accepte de se rendre au tribunal pour être auditionné. Mais sur la route, son convoi est freiné par une foule de militants et arrêté par la gendarmerie. Ousmane Sonko est alors placé en garde à vue pour "troubles à l'ordre public et participation à une manifestation non autorisée". Un non-sens pour de nombreux Sénégalais qui pointent la rapidité "inédite" de la justice. "D’autres dossiers judiciaires inculpant des politiques, notamment du camp de Macky Sall, sont en cours et traînent depuis plusieurs mois voire années", souligne Caroline Roussy, chercheuse à l'Iris, responsable du programme Afrique/s. "Il peut donc y avoir l’impression d’une justice à géométrie variable." Ce lundi 8 mars en milieu d'après-midi, Ousmane Sonko a été libéré sous contrôle judiciaire et a "pu rentrer chez lui", d'après les mots de l'un de ses avocats. Mais les contestations n'ont pour autant pas céssé.

 

ATTEINTES À LA DÉMOCRATIE

Si les contestations étaient jusqu'ici suivies par une majorité de militants politiques, elles ont depuis largement dépassé ce cadre. "On ne parle même plus de Sonko pour qualifier les manifestations", souligne Thiané, auto-entrepreneuse. "Même si on n’a toujours pas les tenants et les aboutissants de cette affaire de viol, ses droits en tant que citoyen n'ont pas été respectés", pointe la jeune femme qui précise ne pas être militante du parti du député. Jusqu'à ce lundi 8 mars, elle n'avait pas pris part aux manifestations. Comme beaucoup, ce sont les "dérives autoritaires du pouvoir" qui l'ont poussée à sortir dans la rue, "pacifiquement". Depuis ce jeudi 4 mars, des coupures ponctuelles d'Internet ont été constatées. Dans le même temps, certains réseaux sociaux, comme Youtube et WhatsApp, ont été bloqués. Deux chaînes de télévision privées ont par ailleurs vu leur signal coupé. Des tirs à balles réelles auraient été constatés ainsi que la présence de “nervis” (hommes de main, N.D.L.R.) aux côtés des forces de police.

"Tout ça m'a choqué, confie Thiané. C'est le genre de choses que l'on voit dans les dictatures et que l'on n’a jamais vécu au Sénégal, pays stable et démocratique." Plutôt proche des militants du parti de Macky Sall, Ibrahima* exprime un sentiment de désolation face "à toutes ces choses qui ont dégénéré". S’il n’a pas foulé le pavé par principe et certainement par respect pour son camp politique, le jeune communicant dénonce "des actes qui vont à l’encontre des principes démocratiques, de la stabilité et surtout de la paix sociale".

Tout aussi choqué par ces tragiques événements, Tom soutient, lui, que "l'actuel président Macky Sall est coutumier dans le fait de déjouer la démocratie". Avant les accusations contre Ousmane Sonko, Karim Wade, fils de l'ancien président Abdoulaye Wade ainsi que Khalifa Sall, ancien maire de Dakar, ont tous les deux été évincés du scrutin en vue de la présidentielle de 2019 en raison d'affaires judiciaires, dont beaucoup disent qu’elles ont été ourdies par le pouvoir en place. "Il y a eu beaucoup d'arrestations d’opposants auparavant. La population était alors restée sereine, rappelle le juriste Alioune Badara Diop. Mais Ousmane Sonko n’est que l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Il y avait déjà beaucoup de frustrations dans la société, notamment causées par la crise du Covid-19".

VERS UNE CONVERGENCE DES LUTTES ?

Un constat partagé par de nombreux manifestants et observateurs. "Il serait malhonnête de dire que tous les gens sont sortis pour Sonko",  reconnaît Yankhoba, habitant de la ville Bignona en Casamance, connue pour être le fief d’Ousmane Sonko. "Le ras-le-bol est plus général". Comme partout, les restrictions imposées depuis le début de la crise sanitaire (couvre-feu à 21 heures) ont porté un coup au pays, dont près de 50 % des habitants vivent de l’économie informelle. Les conditions de vie de la population, déjà précaires, ont été encore dégradées par la crise. La jeunesse, en mal de perspectives depuis plusieurs années, dénonce un système dans lequel "les privilégiés vivent et les autres survivent".

De nombreux magasins alimentaires ont été dévalisés et pillés, notamment les enseignes Auchan. "On a vu beaucoup de gens ressortir avec des sacs de riz", explique Alioune Badara Diop. Preuve que la faim menace. D’autre part, "les enseignes Auchan ont pu être très ciblées car le président actuel est, de l’avis de beaucoup, très lié à la France et ses intérêts", ajoute Caroline Roussy. Des stations-service comme Total ont aussi été la cible de pilleurs. La souveraineté du Sénégal, ou plutôt son indépendance vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale étant partie intégrante du discours qu'a construit Ousmane Sonko ces dernières années. Loin des paroles, ces actes à l’égard de commerces français ont pu inquiéter certains expatriés, qui sont près de 20 000 au Sénégal. "Selon le quartier où vous habitez, la situation peut être assez angoissante, témoigne Julie*, résidente depuis 2017. Si un sentiment anti France venait à monter, je n’hésiterai pas à partir", confie la jeune femme dont l’organisation a déjà engagé un audit pour la sécurité.

Tour à tour, l’ONU puis Amnesty Internationale ainsi que la Cédéao se sont dites "préoccupées" par les récents événements. Après un long moment de silence, le président Macky Sall a appelé ses concitoyens au "calme et à la sérénité" annonçant un allègement du couvre-feu à Dakar (répondant à une revendication de manifestants). "Tous, ensemble, taisons nos rancœurs et évitons la logique de l'affrontement qui mène au pire", a-t-il dit lors d’une allocution télévisée. Avant d’exhorter les Sénégalais à laisser la justice "suivre son cours en toute indépendance" dans le dossier de viols présumés qui vise Ousmane Sonko. Un discours d’apaisement accueilli en demi-teinte par les Sénégalais. "C’est n’importe quoi. Il n’y a rien de concret", balaie Tom qui répondra encore demain et après-demain à l’appel à manifester. Ousmane Sonko a appelé en début de soirée à une mobilisation "plus importante" mais "pacifique".

 
S/MARRIANNE/AFRICSOL

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