À l’heure où les salles de concerts et les festivals sont à l’arrêt, les artistes rivalisent d’invention pour se produire en live streaming. Mais n’oublions pas leurs albums… Cette semaine, chroniques de la Réunion avec Christine Salem, Danyel Waro, Davy Sicard et Gwendoline Absalon.

Une incantation a cappella ouvre l’album, une autre le ferme. Entre les deux, Christine Salem signe une dizaine de titres pour dire "Mersi". « Maloya c’est toi qui m’a ouvert les yeux, invoque la chanteuse réunionnaise en créole, c’est toi qui veilles sur moi. Je vais remercier les anciens ». Son septième disque célèbre une fois encore le maloya, cette musique de transe héritée de l’esclavage, ce chant de l’âme réunionnaise qui permet de convoquer les ancêtres. Au fil des années, la voix grave et profonde de Christine Salem est devenue solide comme un roc. Au fil de ses albums, la kafrine (descendante des esclaves noirs) revendique les multiples filiations - africaines, indiennes, malgaches – matrices de son île.

Mersi est donc l’album de la reconnaissance mais aussi celui de l’émancipation, amorcée dans le précédent, Larg pa lo cor. À cinquante ans, forte de son expérience dans la pratique du maloya traditionnel, Christine Salem ose son maloya à elle. Si les instruments et rythmiques propres à la tradition du genre sont présents, ils se font discrets. Force cordes classiques – la guitare du fidèle Seb Martel et surtout les violons de Frédéric Norel – orchestrent son blues de l’Océan Indien, tantôt rock, tantôt folk, ici avec un harmonica sorti tout droit du Delta du Mississipi, là, avec des chœurs qui sonnent gospel ou nous embarquent en Afrique du Sud. Mais quand elle rend hommage à l’endurance des femmes face aux violences (Tyinbo), aux îles cousines de Maurice, des Seychelles et de Rodrigues avec un sega endiablé (Layé Layé), quand elle invite chacun à d’abord s’aimer soi-même pour considérer l’autre (Je dis non), Christine Salem garde l’esprit du maloya. Elle adapte sa spiritualité et son pouvoir de paix à ses préoccupations, aux questions sociales et intimes. Elle lui donne une couleur aussi, le bleu, avec lequel elle peint ses lèvres et s’habille. Le bleu du blues bien sûr. Mais aussi le reflet bleu de sa peau noire, qui petite, lui a valu son surnom en créole « Ti blé », « Tu es bleue ».

À ÉCOUTER AUSSI :

Tinn Tout de Danyel Waro (Cobalt/Buda Musique). Le père du maloya, c’est lui, Danyel Waro. Son huitième album, Tinn Tout (On éteint tout), aurait pu le sacrer prophète car sa sortie a coïncidé l’an passé au premier confinement. Mais non, cela fait longtemps que le poète et chanteur militant s’inquiète de notre course effrénée à la modernisation, des dégâts qu’elle engendre sur la nature et notre consommation, de la perte des repères. Disciple d'un maloya tout acoustique, il réitère ici la nécessité de se poser, de réfléchir au monde que l’on désire voir advenir.  « Lutter pour manger, pour avoir une meilleure vie, d’accord, nous confiait-il déjà il y a quelques années, mais si c’est pour avoir des embouteillages, chacun sa bagnole, ce n’est pas un progrès. La vraie liberté, c’est maîtriser sa vie, son avenir. On est aussi bien responsable de son bonheur que de son malheur ». Avec Tinn Tout, Danyel Waro continue de cuisiner un maloya maison, de cultiver les valeurs de son île. Et nous, de goûter avec plaisir le fruit de sa plantation de mots et de rythmes.

Bal Kabar de Davy Sicard (Sentinel Davy Sicard). Davy Sicard est un des enfants du maloya, auquel il a déjà consacré cinq albums, en s’appropriant le genre. Un maloya "cabossé" comme il aime le définir, traversé par des influences occidentales, soul et par sa sensibilité à fleur de peau. Avec ce nouvel opus, s’il ne se départit pas de la veine mélancolique qui caractérise son univers, Davy Sicard s’accorde un autre souffle, celui de la fête, de la danse et du sega. Une invitation à entrer dans le rond d’un bal où certes on célèbre la vie mais où s’installe aussi le temps de la parole selon la tradition réunionnaise. En créole essentiellement et en français, le chanteur s’interroge sur des sujets aussi variés que l’identité de son île, les attentats terroristes ou la disparition des abeilles. Et le manège tourne, avec un bel élan, avec cette envie de refaire un tour quand l’album se termine.

Vangasay de Gwendoline Absalon (Ting Bang / L’Autre Distribution). Il ne faut pas passer à côté de cette nouvelle voix de la Réunion. Cristalline et limpide, elle enchante par sa justesse, son étonnante assurance. On se demande qui a bien pu donner des ailes à Gwendoline Absalon pour jeter avec autant d’aisance des ponts entre l’Océan Indien, les Caraïbes et le Cap-Vert. Sans doute le pianiste et producteur martiniquais Hervé Celcal qui a réalisé l’album y est pour quelque chose. Sans doute cette jeune chanteuse d’origine malbar (indienne) a l’art d’envisager la créolité réunionnaise en la projetant au-delà de son île. Mais encore faut-il avoir du talent. Gwendoline Absalon en a pour nous embarquer en douze titres vers des horizons apaisants où maloya, jazz, morna et bèlè se marient. Elle chante au diapason les sentiers de ses racines et les portes qu’ils ouvrent au monde, les vertus de la nature et de sa contemplation.

S/M/Afric'solprod

Commentaires