C'est un des épisodes les plus difficiles dans les relations franco ivoiriennes qui s'ouvre ce lundi devant la cour d'assises de Paris. À la barre, notamment trois ministres de l'époque : Michèle Alliot-Marie, Dominique de Villepin, et Michel Barnier, doivent comparaître comme témoins. Alors que le procès s'ouvre, l'énigme reste intacte.

Le procès du bombardement qui a tué neuf soldats français en 2004 à Bouaké (Côte d'Ivoire) s'est ouvert lundi à Paris, en l'absence des trois principaux accusés biélorusses et ivoiriens mais avec des familles de victimes qui espèrent avoir "enfin des réponses" dans cette affaire toujours obscure.

Les audiences doivent se succéder pendant trois semaines, jusqu'au 16 avril. Une quarantaine de parties civiles, familles des soldats tués ou blessés notamment, mais aussi de nombreux militaires et d'anciens ministres français sont attendus, ou au moins convoqués, à la barre. Les enquêteurs ont examiné le rôle de trois ministres de l'époque, Michèle Alliot-Marie (Défense), Dominique de Villepin (Intérieur) et Michel Barnier (Affaires étrangères). Si la justice a refusé de saisir la Cour de Justice de la République (CJR), seule habilitée à juger les ministres, ces derniers sont néanmoins cités à comparaître au procès, comme témoins. L'enquête s'est donc cantonnée aux exécutants présumés, biélorusses et ivoiriens. Sans parvenir à répondre aux questions qui hantent les familles de victimes depuis quinze ans : qui a donné l'ordre de bombarder les Français et pourquoi ?

Le 6 novembre 2004 vers 13 h 20, deux Sukhoï 25 de l’aviation ivoirienne survolent une base militaire de la force tricolore installée au Lycée Descartes de Bouaké, fief des rebelles du Nord. Après un second passage, l'un d'eux plonge subitement et tire des roquettes. Au sol, c'est la panique, puis l'horreur et la sidération : on déplore neuf soldats français et un civil américain tué, ainsi qu'une quarantaine de blessés. Les pilotes des Sukhoï ont-ils pu se tromper d'objectif ? Ce jour-là, en tout cas, les drapeaux tricolores étaient parfaitement visibles. Le 10 novembre, lors de l'inhumation des soldats, le président de la République Jacques Chirac dénonce « une agression que rien ne pouvait justifier ».

LE PRÉSIDENT GBAGBO : UN COUPABLE IDÉAL?

En fin de journée Laurent Gbagbo suspend dans la foulée son chef d'état-major ainsi que le commandant de l'armée de l'air. La thèse officielle qui a longtemps prévalu désigne le chef de l'État ivoirien comme le commanditaire de l’opération. Toutefois, elle n’a jamais convaincu les familles des disparus, constituées en partie civile, et leur avocat Me Jean Balan tout comme de nombreux observateurs français et étrangers.

Gildas Le Lidec, alors ambassadeur de France en Côte d’Ivoire, interrogé par Marianne en 2014 a gardé un souvenir très précis de sa visite au président ivoirien, le soir du 6 novembre : « Il était abasourdi, effondré, dépassé par les événements. » 

Quant au général Renaud Alziari de Malaussène, adjoint du général Poncet, le patron de «Licorne », il déclarait à Marianne en 2014: « Je n'étais pas présent en Côte d’Ivoire au moment de ces événements, [..] mais aujourd'hui je suis convaincu que Gbagbo n'a pas voulu tuer des soldats français et que quelqu'un de son entourage a pris cette décision sans le [lui] dire. Je pense que la mouvance Gbagbo est tombée dans un piège. Il y avait derrière un dessein politique très fort de mettre Ouattara en place. »  Pouvait-il être le commanditaire du bombardement de Bouaké ? En 2014, plus personne n'y croit.

TROIS PILOTES JUGÉS PAR DÉFAUT

Trois hommes sont, sur la foi de nombreux témoignages, accusés par la justice française d'avoir perpétré ou encadré le bombardement: le Biélorusse Yury Sushkin et les Ivoiriens Ange Magloire Gnanduillet Attualy et Patrice Ouei. Ils seront jugés à partir de ce lundi à Paris pour assassinats (passible de la perpétuité) mais en leur absence : ils ont fui et n'ont jamais été arrêtés... ou presque. Le 16 novembre 2004, huit Biélorusses venus de Côte d'Ivoire, dont Yury Sushkin, sont arrêtés au Togo, qui les met à disposition des autorités françaises. Mais celles-ci, curieusement, lui répondent de les relâcher.

Au lendemain de l'attaque déjà, quinze mercenaires russes, biélorusses et ukrainiens avaient été arrêtés par des militaires français à Abidjan. Mais le groupe, où pouvaient figurer des suspects potentiels, avait été libéré quatre jours plus tard. Selon l'instruction, ambassades, militaires et agents de renseignement français avaient tous reçu pour consigne de "ne pas se mêler" de cette affaire. Certains ont expliqué que la priorité du moment était de protéger les Français de Côte d'Ivoire.

DE NOMBREUSES ZONES D'OMBRE

Si aucun des généraux entendus n'accorde le moindre crédit à la thèse du complot, Me Jean Balan estime avoir réuni assez d'indices concordants justifiant la saisine de la CJR. « Le Parlement, l'armée et le gouvernement, tempête-t-il, ont été manipulés par une présentation des faits très loin de la réalité » déclare-t-il à Marianne en 2014.

Les ministres et l'état-major français ont toujours privilégié l'hypothèse d'une "bavure" ivoirienne organisée par Laurent Gbagbo ou son entourage pour faire oublier leur offensive militaire qui patinait, ou pour rompre définitivement avec la France. Côtes parties civiles, le sentiment d'un fiasco judiciaire nourrit l'amertume, voire la colère. Et parfois le soupçon, au fil des tergiversations et des déclarations contradictoires des responsables français.

Une partie des proches des victimes et le clan Gbagbo soupçonnent une "manipulation française" qui aurait mal tourné, un plan organisé pour déclencher une réaction française et renverser le président ivoirien, jugé pas assez docile, afin de le remplacer par son rival Alassane Ouattara. Un coup d'État visant à le « dégommer » selon les mots de l'ancien président. De son côté Me Jean Balan, dénonce un agenda caché des anciens ministres français, qui le nient en bloc. "C'est la seule explication logique à leur acharnement à étouffer l'affaire et cacher la vérité", affirme-t-il. En attendant le procès, le mystère de Bouaké reste entier.

S/MARIANNE/Africsol

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