Fractures nigérianes (1/3). Dans la mégapole, les gratte-ciel côtoient des bidonvilles menacés de destruction. Un symbole des inégalités qui déchirent le pays.

 

Fractures nigérianes (1/3). A Makoko, l’eau est noire, redoutable. Il faut emprunter de petits ponts confectionnés avec des planches de bois pour éviter tout contact avec elle. Parfois les pieds s’enfoncent dans des amas de déchets, c’est désagréable, mais toujours mieux que de les plonger dans cette eau charriant les détritus et les rejets d’égouts de Lagos. Au sein de la mégapole nigériane, construite sur des marais inondables, plus de 300 000 âmes hantées par la montée des eaux survivent dans ce quartier devenu le plus grand bidonville flottant du monde.

Makoko, c’est une Venise version postapocalyptique. Les habitants s’y déplacent dans des barques de fortune. Les baraques en bois et en tôle tiennent vaguement sur des pilotis. Pas d’eau potable ni d’électricité. Ici, les toilettes sèches ont fini englouties sous les tonnes d’ordures qui s’amoncellent jour après jour, tantôt brûlées, tantôt rejetées à la mer. Un lieu où les enfants, beaucoup d’enfants, jouent pieds nus.

Il est loin, le Lagos clinquant des golden boys nigérians, la vitrine éclatante du pays, ses milliardaires, ses 4 x 4 de luxe et ses panneaux publicitaires géants. Dans cette ville de 20 millions d’habitants – peut-être plus, peut-être moins, les statistiques fiables sont rares au Nigeria –, les gratte-ciel font de l’ombre aux bidonvilles. Les îles artificielles sur le lagon concentrent les quartiers riches, où des villas s’arrachent pour des dizaines de millions de dollars. Et les pauvres s’entassent dans les bidonvilles qui tapissent le littoral continental. « A Lagos, c’est marche ou crève », lance un jeune entrepreneur bouillonnant. « C’est un crime d’être pauvre !, rétorque John, originaire de Makoko. Si l’on veut survivre ici, il ne faut surtout pas le montrer. »

« Toujours plus de place aux riches »

Mais on ne peut pas les effacer, ces millions de démunis de Lagos. Ils sont même assez emblématiques d’une situation de plus en plus critique au Nigeria, champion des inégalités. Dans le premier pays producteur de pétrole d’Afrique, en pleine explosion démographique, plus de 112 millions d’habitants (sur environ 190 millions) sont en situation de pauvreté, selon Oxfam. « La richesse cumulée des cinq plus grandes fortunes du pays – 29,9 milliards de dollars [soit plus de 26 milliards d’euros] – pourrait mettre fin à la pauvreté à l’échelle nationale ; or 5 millions de personnes souffrent de la famine », rappelle l’ONG.

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Le géant d’Afrique de l’Ouest se remet difficilement de la récession provoquée par la chute des cours de l’or noir, ainsi que des politiques économiques contestées du président sortant, Muhammadu Buhari, candidat à sa réélection lors du scrutin du samedi 16 février. L’inflation, estimée à 11,5 %, touche avant tout les populations les plus défavorisées.

Comme si cette situation n’était pas assez difficile, des bidonvilles sont aujourd’hui menacés de destruction. « Le gouvernement nous a abandonnés, il veut se débarrasser de nous pour donner toujours plus de place aux riches », murmure Samuel Akinrolabu, en hochant la tête. Ce coordinateur de la Fédération nigériane des bidonvilles et de l’habitat informel se bat pour arrêter la démolition de baraques installées sur des terrains appartenant à l’Etat, comme Makoko. Il profite de la période électorale pour essayer de réunir 2 000 signatures en bas d’une pétition.

« Le Dubaï de l’Afrique »

 

La plupart des quartiers menacés sont d’anciens villages de pêcheurs, installés au bord de la lagune depuis des générations et aujourd’hui dévorés par l’urbanisation effrénée. « L’Etat de Lagos réalise son rêve : faire de cette cité une ville-monde en exterminant tous ceux qui n’ont pas les moyens d’en faire partie », déplore M. Akinrolabu. Avec des centaines de nouveaux arrivants chaque jour – « 21 par heure » selon l’architecte Rem Koolhaas –, la métropole explose. On construit à tour de bras : toujours plus de bicoques dans les bidonvilles, quitte à les poser sur l’eau, toujours plus de tours aux loyers hors de prix.

En 2007, le Chagoury Group, piloté par une riche famille d’origine libanaise, s’est même lancé dans un projet fou : construire une ville privée dans la ville, « le Dubaï de l’Afrique ». Avec le soutien du gouvernement local, la société veut créer une île artificielle à l’aide de millions de mètres cubes de sable ponctionné dans l’océan. Un gigantesque projet immobilier comprenant des logements pour 250 000 Lagotiens fortunés, et des bureaux à même d’accueillir 150 000 personnes. Onze ans plus tard, Eko Atlantic est toujours en chantier, retardé par la crise. Mais d’ici peu, le quartier sera doté de centres commerciaux, d’une marina de luxe, d’écoles privées, de cliniques, d’immeubles flambant neufs qui gratteront le ciel et même de verdure, loin du chaos de Lagos.

Avant Eko Atlantic, des gens vivaient là, dans quelques centaines de bicoques installées au bord de la mer. Abigail en était. « Les autorités sont venues, elles ont tout brûlé », raconte la vieille dame, la voix tremblante. Les habitants n’ont pas été relogés. Les pêcheurs n’ont pas tous retrouvé du travail. « C’est vrai, la terre ne nous appartenait pas mais on y vivait depuis si longtemps ! Le gouvernement n’a rien fait pour nous, on a dû se débrouiller. » Abigail s’est séparée de ses enfants, placés à droite à gauche chez des cousins et des tantes. Elle a longtemps dormi dans la rue, traumatisée, comme beaucoup. « De toute façon, on ne fait pas partie du programme des élections, et encore moins de l’APC [le parti au pouvoir]. Les politiciens, tout ce qu’ils veulent, c’est gagner toujours plus d’argent », tranche la femme.

Epée de Damoclès

Si Makoko a échappé à ce destin, c’est uniquement à cause d’un drame. En juillet 2012, les autorités ont commencé à évacuer cet ancien village de pêcheurs, construit à la fin du XIXe siècle et qui accueille aujourd’hui des membres des communautés egun ainsi que des migrants venus du Bénin, du Togo ou du Ghana. Les habitants s’y sont opposés et des affrontements ont éclaté. Quand un homme est mort, la police est repartie. Près de sept ans plus tard, l’épée de Damoclès est toujours là.

A l’approche de l’élection, les habitants de Makoko espèrent pourtant un nouveau sursis. Frère et assistant du baleh (le chef coutumier du quartier), Ayande Joseph, alias « 77 », est membre de l’APC de Buhari. S’il dit « ne pas [croire] une seule seconde à la politique », ce costaud trentenaire, tête de mort dessinée sur son tee-shirt et tatouages sur le corps, sait qu’il doit garder un pied dedans. La semaine dernière, le gouverneur local a accepté de le recevoir. « C’est le seul moment où on a accès à lui car il ne veut pas risquer de perdre des voix. Le seul moment où on a de la valeur, c’est pendant les élections, parce qu’on est nombreux, ils nous utilisent. Une fois qu’ils sont élus, il n’y a plus personne. » Les chefs coutumiers des bidonvilles de Lagos ont envoyé une lettre commune aux dirigeants de l’APC. « Ça se résumait à : “on vote pour vous mais vous ne nous délogez pas” », lâche « 77 ».

Le regard tourné vers les montagnes de déchets qui encerclent les baraques sur pilotis de Makoko, Samuel Akinrolabu ne désespère pourtant pas. « Le gouvernement se défend toujours en disant qu’on est sales et qu’on répand le paludisme dans le pays, mais qu’il nous fournisse des services publics et il verra tout ce qu’on peut faire. On pourrait transformer ce tas de merde en or ! Il faut juste nous fournir les moyens et les infrastructures nécessaires pour recycler. » En attendant, les habitants ont trouvé un autre moyen de dissimuler leurs ordures. Faute de sable, faute de place, ils les utilisent comme matériau pour étendre leurs constructions sur la lagune. Comme Eko Atlantic, Makoko essaie de gagner de l’espace sur la mer.

S/Ghalia Kadiri (envoyée spéciale à Lagos, Nigeria)/LMA/AFRICSOL

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