Le soulèvement populaire qui a renversé le dictateur tunisien, le 14 janvier 2011, s’est vite étendu dans le monde arabe, où il a été combattu par une campagne contre-révolutionnaire d’une extrême violence, pourtant incapable de restaurer le statu quo.

 

Heurts entre policiers et manifestants au centre de Tunis, le 14 janvier 2011 (Fethi Belaid, AFP)

Le soulèvement populaire qui, en moins d’un mois, renverse le dictateur tunisien, au pouvoir depuis 23 ans, marque le début d’une vague révolutionnaire dans le monde arabe. Improprement qualifiée de « printemps », cette vague représente en fait l’aboutissement d’un long combat des peuples arabes pour l’autodétermination, mené d’abord contre les puissances coloniales, puis contre les cliques qui ont détourné les indépendances nationales à leur profit exclusif. La chute de Ben Ali, en janvier 2011, est suivie, le mois suivant, par celle de Moubarak, l’autocrate égyptien, au pouvoir depuis 29 ans, puis par le déclenchement de la guerre civile en Libye, où Kadhafi finit par tomber, au bout de 42 ans de règne. Mais deux alliances contre-révolutionnaires, elles-mêmes en conflit, vont bientôt se mobiliser pour écraser la contestation populaire.

UNE CONTRE-REVOLUTION D’UNE FEROCITE INEDITE

Dès mars 2011, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis envoient leurs troupes à Bahreïn pour y étouffer le mouvement constitutionnaliste, caricaturé en « cinquième colonne » de Téhéran. Au même moment, l’Iran et la Russie pèsent en faveur d’une répression implacable de la contestation, pourtant pacifiste, du régime de Bachar al-Assad. Chacune de ces alliances contre-révolutionnaires prétend que l’opposition populaire n’est que « l’agent » de l’autre alliance, accusant cette opposition de « terrorisme » pour mieux la liquider. En outre, chacune de ces deux alliances joue avec le feu jihadiste afin de disqualifier le soulèvement démocratique et de poser le dictateur en place comme seul rempart face au « chaos ». Au Yémen, l’Arabie négocie le départ de l’autocrate Saleh, au pouvoir depuis 21 ans (outre 12 années supplémentaires à la tête du seul Nord-Yémen). C’est son adjoint, « élu » par 99,8% des voix, qui est censé conduire la transition, finalement compromise par le rapprochement entre Saleh et l’insurrection houthiste, soutenue par Téhéran.

En Egypte, la junte militaire qui a renversé Moubarak pactise avec les Frères musulmans pour endiguer la vague révolutionnaire. Mais ce pacte est brisé en juin 2012 avec l’élection avec 51,7% des voix de l’islamiste Morsi à la présidence de la République. Sa politique sectaire et brouillonne lui aliène une part toujours grandissante de la population, d’où un nouveau soulèvement, cette fois encore détourné, en juillet 2013, par un putsch militaire. Le général, puis maréchal Sissi, est « élu » président avec 97% des voix en mai 2014, tandis que son pays est soutenu à fonds perdus par l’Arabie et les Emirats. Toute forme d’opposition est stigmatisée comme « terroriste » et la répression, avec des dizaines de milliers de prisonniers politiques et des milliers de « disparus », atteint des niveaux jusque là inconnus dans l’histoire de l’Egypte. La dictature de Sissi s’avère néanmoins incapable de réduire la menace jihadiste, bien enracinée dans la péninsule stratégique du Sinaï.

LE PIEGE DE L’INTERNATIONALISATION

La Tunisie est parvenue à échapper à cette régression désastreuse, d’abord parce qu’elle est la seule des républiques autoritaires dans le monde arabe à avoir été de nature policière plutôt que militaire. Le loyalisme des forces armées a permis à la transition démocratique de se développer jusqu’à l’adoption d’une nouvelle constitution, en janvier 2014. La médiation de la société civile, couronnée par le prix Nobel de la Paix, a su alors concilier islamistes et nationalistes. Le régime parlementaire, où le scrutin proportionnel fonde des coalitions parfois instables, s’est certes avéré incapable de traiter la lancinante fracture régionale. Mais il a aussi évité la polarisation qui, partout ailleurs, a dégénéré en guerre civile larvée ou ouverte. En mars 2015, l’intervention de l’Arabie et des Emirats au Yémen ne parvient qu’à « libérer » très progressivement le sud du pays des Houthistes, toujours installés à Sanaa.

En décembre 2016, le basculement de la Turquie, qui livre le bastion révolutionnaire d’Alep-Est au régime Assad, est un succès majeur pour la Russie, directement engagée en Syrie depuis plus d’un an. Erdogan joue cependant sa propre partition, celle d’un partenariat parfois conflictuel avec la Russie et l’Iran en Syrie, celle d’un soutien au gouvernement de Tripoli en Libye, où Moscou, Riyad, Abou Dhabi et Le Caire appuient en revanche le « maréchal » Haftar. En dépit de telles contradictions, Erdogan et Poutine s’accordent pour exclure l’ONU et les puissances occidentales de leurs arrangements bilatéraux. C’est ainsi que l’internationalisation des crises arabes, initialement portée par la contre-révolution arabe à Bahreïn, en Libye et au Yémen, tourne à l’avantage de puissances non-arabes. Le cas le plus emblématique est celui de la Syrie où, après un demi-million de morts et le déplacement de la moitié de la population, le pays est livré à l’arbitraire de la Russie, de l’Iran et de la Turquie.

LA RELANCE CONTESTATAIRE DE 2019

Alors que décideurs et observateurs s’accordaient pour enterrer une fois pour toutes la contestation arabe, celle-ci connaît un second souffle en 2019 face à des régimes demeurés verrouillés en 2011. La dictature de Bechir s’effondre au Soudan, après 30 années d’oppression, face à un soulèvement populaire d’un courage impressionnant. Le pacifisme des manifestants de Khartoum se retrouve dans le Hirak algérien, qui contraint le président Bouteflika à la démission, au bout de deux décennies au pouvoir. Mais la protestation de masse se poursuit pour exiger un régime authentiquement civil, et non plus placé sous la coupe de la hiérarchie militaire. Au Liban et en Irak, des foules réclament la fin de la corruption institutionnalisée par un système à la fois confessionnel et milicien. Dans tous ces pays, la non-violence est un choix stratégique de l’opposition face à des dirigeants qui n’ont jamais reculé par le passé face à la perspective d’une guerre civile. Quant aux islamistes, leurs compromissions multiformes avec les régimes en place les marginalisent au sein de la contestation.

La pandémie de coronavirus porte un coup terrible à cette nouvelle vague de mobilisation populaire. S’y ajoutent l’assassinat de centaines de protestataires en Irak et la politique du pire des oligarques libanais, qui préfèrent couler leur pays plutôt que de le réformer. Au Soudan, les Emirats et l’Arabie misent sur la composante militaire de la junte de transition pour endiguer le processus démocratique. Malgré tous ces obstacles, le bilan de la contre-révolution arabe est accablant. Nulle part le statu quo prévalant avant 2011 n’a pu être restauré, alors même que la répression est bien plus sanglante que dix ans plus tôt. Les centaines de milliards d’euros engloutis dans le renflouement meurtrier des dictatures auraient été infiniment mieux investis dans le développement de pays de plus en plus sinistrés. La seule alternative vers la stabilité et la prospérité du monde arabe passe bel et bien par la prise en compte des aspirations populaires, portées par une génération mûrie, voire aguerrie par la décennie écoulée.

S/LMA/AFRICSOL

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