Le président a annoncé, ce jeudi 10 juin, la fin de l’opération « Barkhane », pour laquelle 5 100 soldats français sont déployés au Sahel depuis 2014. Celle-ci doit être remplacée par une force internationale dite Takuba, aux contours encore flous. C'est l'influence française dans la région qui se trouve remise en question. Analyse avec Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS (Institut des Relations Internationales et Stratégiques) et docteure en histoire de l’Afrique contemporaine.

Le colonel putschiste Assimi Goita avait été prévenu. Ce jeudi 10 juin, le président français a annoncé lors d’un point presse la fin de l’opération militaire Barkhane dans laquelle 5 100 soldats français sont engagés. Après plus de huit ans de déploiement, cette annonce doit rebattre les cartes dans une région où la plupart des territoires échappent encore au contrôle des États. En témoigne le massacre contre le village de Solhan, au nord du Burkina Faso, qui a fait au moins 160 morts vendredi 4 juin.

L'arrêt de Barkhane ne signifie cependant pas que la présence française dans la région va disparaître. Si certaines bases doivent fermer, il est surtout question d'une réarticulation de la lutte antijihadiste par une « force internationale » associant d’autres pays Européens. « Nous allons amorcer une transformation profonde de notre présence militaire au Sahel », a déclaré le président français hier lors d'une conférence de presse. La Task force européenne Takuba, créée à l’issue du sommet de Pau du 13 janvier 2020, est censée prendre la relève, mais « la France en demeurera la colonne vertébrale ».

Pourtant, depuis 8 ans et le début de l'opération Serval, suivie par Barkhane, les partenaires européens ont été bien discrets dans ce conflit. En outre, cette décision intervient tandis que le Mali, point de départ de l’engagement français au Sahel, a connu un deuxième coup d'État en mois d'un an, qui a tendu les relations entre Paris et Bamako. Pour analyser les enjeux stratégiques de la fin de l’opération Barkhane, Marianne s’est entretenue avec Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS (Institut des Relations Internationales et Stratégiques) et docteure en histoire de l’Afrique contemporaine.

Marianne : Est-ce que cet enterrement de la mission Barkhane est une manière pour Emmanuel Macron de s’extirper d’une zone dont le contrôle lui échappe de plus en plus ?

Caroline Roussy : Il ne faut pas enterrer trop vite la présence française dans la région. Pour le moment nous avons eu droit à des annonces, sans plus de détails sur les étapes à venir. Le président a en effet officialisé la fin de l’opération Barkhane, mais on voit bien qu’en réalité c’est un choix de réorientation stratégique qui était attendu depuis longtemps. De plus, nous rentrons dans une séquence présidentielle, et donc de campagne politique. Pour Emmanuel Macron, c'est l'opportunité d'être celui qui aura mis fin au Franc CFA, à l'opération Barkhane, et facilité la restitution d'œuvres d'art dans leurs pays d'origine. Même si ce sont souvent des changements a minima. La France veut aussi montrer qu'elle n'est pas la grande perdante de l'opération et qu'elle capable de se retirer au profit d'une alliance internationale, même si je doute que les Européens viennent à son secours. La séquence n'en demeure pas moins très politique. J'imagine que les équipes de Macron doivent craindre qu'il y ait un attentat contre les militaires à la veille de la présidentielle, alors que les questions sécuritaires agitent le pays.

Que sait-on finalement des changements intentés par l'État français quant au déploiement dans le Sahel ?

Nous ne connaissons pas encore les modalités pratiques, car de nombreuses informations contradictoires circulent. À l’instar de l'annonce relayée par certains médias selon laquelle les effectifs seraient diminués de moitié, pour arriver à 2 500 hommes d'ici 2023. Cela n'est en réalité pas avéré. Il va falloir ré-identifier quel est l'ennemi car la rhétorique de la seule lutte antidjihadiste est problématique. Le Sahel est confronté à une islamisation de la radicalité, qui prospère sur une situation économique désastreuse. La réponse militaire à elle seule ne peut pas régler tous les maux du pays.

« On peut parler d'une utilisation à des fins politiques du deuxième coup d’État »

La ministre des armées Florence Parly a déclaré que les objectifs de la France n'avaient pas changé. Le plan tactique est assez erratique. Nous sommes dans la tactique des petits pas, avec une première interview du président dans le JDD qui envisageait l'hypothèse d'un retrait. Puis la fin des opérations mixtes avec l'armée malienne, lorsque le colonel Goita a pris le pouvoir, et enfin l'arrêt de Barkhane et cette relève européenne dont on ne comprend pas encore bien le rôle. On peut parler d'une utilisation à des fins politiques du deuxième coup d’État, pour justifier la réorganisation de Barkhane. Tous ces changements étaient toutefois prévisibles depuis plusieurs mois. Concernant les Européens, il faudra du courage pour les mobiliser. Aucun pays de l'UE n'a fait de déclaration quant à l'arrêt de Barkhane, même si on ne sait pas quels canaux diplomatiques ont été ouverts pour le moment, et quels pays seraient susceptibles de rejoindre l’opération Takuba.

Le ressentiment anti-français au Mali a-t-il eu un rôle dans l'arrêt de Barkhane, et l'avènement de Takuba ? 

Il est difficile d'avoir des échantillonnages précis, même si le sentiment anti-français est plus prononcé à Bamako qu'ailleurs au Mali. Toutefois, croire que le départ de Barkhane permettrait de créer un nouveau narratif franco-africain est quelque peu illusoire en l'état. Pour preuve, nous voyons bien que dans d'autres pays ou nous ne sommes pas engagés, comme le Sénégal, il y a la aussi une grosse crispation face à la politique française. Ce sentiment est cyclique, difficile à appréhender et plus profond qu'on peut parfois le croire.

Le nouvel homme fort de Bamako semble disposé à négocier avec les groupes djihadistes. Faut-il y voir un élément déclencheur du retrait de Barkhane ?

Du temps de l'ancien gouvernement d'Ibrahim Boubacar Keïta, mis en place avec la France, nous savions qu'il existait déjà des canaux de négociation avec les djihadistes. Pour preuve un échange de 200 d'entre eux contre 4 otages avait été effectué en octobre 2020. Le Premier ministre de l'époque Moctar Ouane avait affirmé que c'était là un souhait qui avait été exprimé par les Maliennes et les Maliens. Il y a finalement une ambivalence structurelle sur la présence française au Mali. Du côté malien, il y a un rejet mais aussi une demande. La France, quant à elle, rechigne à négocier avec les terroristes par principe, mais ne souhaite pas perdre de terrain, tandis que l'influence des Russes est grandissante dans la région.

Huit ans après l'arrivée française au Sahel, comment les groupes djihadistes ont-ils muté ?

Ce conflit asymétrique se déroule sur des terrains extrêmement vastes, et il n'y a pas eu de politique d’intégration des frontières. Cette question est rarement traitée par les francophones. C'est davantage un objet d’étude chez les anglophones, et notamment dans la lutte contre Boko Haram. Les djihadistes jouissent de ces frontières passoires, qui leur permettent d'établir des ramifications dans différents pays. En 2013 nous parlions de 1 200 djihadistes contre environ le double aujourd'hui. Les jeunes qui rejoignent ces groupes le font souvent par opportunisme, pour avoir une protection ou un sentiment d’appartenance à une communauté. Le fond du problème demeure la défaillance des états couplée aux crises économiques qui fait prospérer ces bandes armées.

S/Marianne/Africsol

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